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Attentat contre Charlie Hebdo : l’éternel recommencement des théories du complot

Publié en ligne le 5 mars 2015 - Esprit critique et zététique -

Les théories du complot ont ceci d’assez extraordinaire : c’est qu’on pourrait les écrire avant même qu’elles ne voient le jour… Dans un éternel recommencement, les conspirationnistes 1 pourfendent les « versions officielles », démasquent les « false flags 2 », abhorrent les « experts » et doutent de tout… sauf de leur propre schéma de pensée !

Avec l’attentat contre Charlie Hebdo, en plus de la tragédie qui touchait plus particulièrement leur profession, les journalistes ont été immédiatement confrontés à ces théories qui fleurissaient partout sur le net. Beaucoup de journaux ont alors entrepris de rapidement les démystifier car, il faut bien le reconnaître, les thèses « dissidentes » autour de l’attentat terroriste du 7 janvier étaient assez fragiles sur le plan de la crédibilité. Alors que les arguments conspirationnistes avancés autour des attentats du 11 septembre ont été de plus en plus techniques et élaborés, nécessitant parfois des connaissances scientifiques assez poussées (voir le numéro Hors Série 296 de SPS), les « preuves » avancées pour « démontrer » un supposé maquillage de l’attentat perpétré par les frères Kouachi ont été jusqu’à présent assez grossières : des rétroviseurs qui changent de couleur, du sang qui ne gicle pas 3… Contrairement au 11 septembre, il était très facile pour les journalistes de les contredire point par point 4.

Cela serait presque anecdotique si tout cela n’avait pris des proportions considérables, poussant même la Ministre de l’Éducation Nationale à s’en inquiéter 5. Or, si ces théories naissent souvent sur des a priori et des terreaux fertiles (rejet du « système », des Juifs, des Américains, etc.), elles revendiquent assez vite une scientificité qui s’avère de façade. Il est donc intéressant, au moment où les pouvoirs publics souhaitent éduquer la jeunesse à l’esprit critique, de proposer une analyse rapide de quelques techniques grossières utilisées systématiquement pour semer le doute dans les esprits.

Nous nous attarderons ainsi sur quelques artifices assez canoniques de la rhétorique conspirationniste, comme par exemple l’exploitation outrancière des photos et des vidéos, la décortication minutieuse du moindre lapsus dans les médias, ou encore la recherche de coïncidences qui n’en sont pas.

La falsification des images ou des vidéos…

Si la falsification des images est bien sûr la quintessence de la malhonnêteté intellectuelle, elle présente au moins un avantage, c’est qu’elle peut facilement être démontrée en juxtaposant le document original.

Dans le cas de l’attentat contre Charlie Hebdo, un montage grossier mettant en scène un selfie de François Hollande devant le siège du journal, avait pour but de faire croire qu’il se réjouissait pleinement de ce drame qui allait faire monter, au moins temporairement, sa cote de popularité auprès des Français 6. Comme pour le 11 septembre, le leitmotiv « à qui profite le crime ? » est donc ressorti pour sous-entendre que l’État français aurait pu fomenter cette horreur pour en tirer les marrons du feu. Dans le cas des Américains, c’est l’exploitation effrénée du 11 septembre pour toutes sortes d’actions militaires (Irak notamment) qui a alimenté le terreau de l’opposition à l’impérialisme américain et a conduit à semer le trouble entre causes et conséquences des attentats.

Dans le cadre de la démystification des théories du complot autour des attentats du 11 septembre, il avait été relevé de la même façon de nombreux cas de trucages de photos ou vidéos 7.

…ou leur exploitation outrancière

Afin de ne pas être rapidement démasqué comme un piètre falsificateur, l’autre technique consiste alors, sur la base d’images de qualité médiocre, à extrapoler à outrance et inventer des conclusions définitives. Dans le cas du 11 septembre c’était, par exemple, zoomer suffisamment sur les images floues des avions de ligne pour faire croire qu’ils transportaient des missiles 8.

Cela s’est répété lors de l’attentat contre Charlie Hebdo puisque certains sont allés jusqu’à décortiquer la vidéo prise, avec un téléphone portable, de l’assassinat d’un policier dans la rue par l’un des terroristes : d’après les conspirationnistes, on ne voyait pas de « sang gicler » de la tête du policier, cette scène était donc manifestement truquée… peu importe que la scène soit filmée de loin, la vidéo de mauvaise qualité, et que le point d’impact de la balle ne soit pas connu précisément.

Ce fut encore la même chose avec les rétroviseurs de la voiture utilisée pour l’attentat qui « changeaient de couleur  » suivant le moment de la prise de vue, ce qui laissait à penser aux conspirationnistes que ce n’était pas le même véhicule utilisé, et donc la preuve d’un mensonge des autorités 9. En réalité, les images étaient suffisamment nettes pour discerner ce changement de couleur, mais pas assez (quoique, il faut vraiment y mettre de la mauvaise volonté !) pour comprendre que c’était juste là des rétroviseurs chromés, qui changeaient simplement de couleur en fonction de l’environnement reflété.

Traquer les lapsus, déformer les propos pour discréditer l’information

Une autre technique récurrente chez les théoriciens du complot est de traquer les lapsus ou les paroles ambiguës pour en tirer les conclusions qui leur siéent.

Après les attentats du 11 septembre, dans le cadre d’un documentaire sur le chaos qui a suivi l’effondrement des tours du World Trade Center, le propriétaire des tours, Larry Silverstein, a indiqué qu’il avait demandé qu’on fasse sortir l’escadron de pompiers de la Tour 7 car il y avait eu suffisamment de morts ce jour-là pour ne pas en risquer d’autres. Dans l’analyse syntaxique du logiciel conspirationniste le « pull it » de Silverstein, se référant à l’escadron de pompiers (retirez-le) est devenu un « tirez-le », dans le sens « faites exploser le building ».

De – très – longues discussions ont alors eu lieu, y compris chez les anglophones 10, pour comprendre le sens réel de ce « pull it ».

Suite à l’attentat contre Charlie Hebdo, c’est une interview de la journaliste Caroline Fourest qui a été montée en épingle. Rapportant le témoignage d’une femme présente dans la salle de rédaction lors du drame, elle raconte que celle-ci, mise en joue par l’un des assassins mais finalement épargnée, lui avait indiqué en parlant d’un des terroristes : « il avait de très beaux yeux bleus  », puis Caroline Fourest se reprend : « ou de très beaux yeux. Je ne sais plus  ». Cette hésitation est forcément louche pour les conspirationnistes 11, voire même le signe d’un récit totalement inventé et mal préparé par les comploteurs. Pourtant, cela a été confirmé par Sigolène Vinson : « Je l’ai regardé. Il avait de grands yeux noirs, un regard très doux » 12. Tant pis : l’important n’est pas le massacre, mais le récit qui en est fait par les témoins. Il faut qu’il soit tiré à quatre épingles, sinon c’est qu’il est faux… quoique, s’il est tiré à quatre épingles il s’avère qu’il est louche aussi, car les distorsions entre témoignages (par nature humains) sont inévitables et, justement, une source d’inspiration inépuisable pour qui souhaite couper des cheveux en quatre.

Chercher des coïncidences qui n’en sont pas

Enfin, quoi de mieux que l’oubli de sa carte d’identité par un des terroristes dans une voiture pour exciter l’imaginaire conspirationniste : simple oubli ou acte volontaire de revendication ? On ne le saura probablement jamais. Mais pour les adeptes des théories du complot, cela ne peut être un oubli car, on nous l’a suffisamment répété même quinze minutes après l’attentat et sans connaître leur identité : le commando était parfaitement préparé. C’est donc bien pour eux une mise en scène des services de police, qui n’a pour but que d’accuser de prétendus terroristes 13.

Le parallèle est alors vite établi avec le passeport d’un des terroristes du 11 septembre 2001 qui avait été retrouvé au pied des tours, avant qu’elles ne s’effondrent 14. Encore un supposé mystère, alors qu’une partie du deuxième avion avait traversé la tour 15.

Dans la vision conspirationniste du monde, comme dans toutes les bonnes séries américaines, la CIA est invincible, les terroristes surentraînés et quasi infaillibles. Et tout ce qui déroge à cette règle dogmatique est la preuve irréfutable qu’un complot est à l’œuvre… Hélas, la vraie vie est juste un peu plus compliquée.

Conclusion

Les théories conspirationnistes se diffusent donc systématiquement suivant les mêmes schémas, les même biais, la même rhétorique. Si, en plus, elles y mêlent le complot juif ou celui de la CIA, ceux qui chapeautent tous les autres, alors elles ont toutes les chances de prospérer. Le dessinateur Julien Neel a résumé tout cela en un dessin acéré qui décrit l’insuffisance criarde des arguments conspirationnistes 16.

Comme l’a aussi écrit avec humour Umberto Eco, critique et écrivain italien : « Moi, je dis qu’il existe une société secrète avec des ramifications dans le monde entier, qui complote pour répandre la rumeur qu‘il existe un complot universel ».

Il suffirait pourtant de développer un peu l’esprit critique pour réduire à néant ces théories farfelues. La Ministre de l’Éducation Nationale a, semble-t-il, décidé de mettre à contribution le corps enseignant avec des formations spécifiques et l’organisation de temps de débats en cours 17. C’est nécessaire et souhaitable car, d’une façon générale, l’enseignement à l’esprit critique ne peut avoir que des vertus, dans ce domaine comme dans bien d’autres.

1 nom donné aux personnes qui propagent ces théories,
http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/conspirationniste/186272

2 Un false flag est littéralement un attentat sous fausse bannière, c’est-à-dire un attentat monté de toutes pièces par les services secrets du pays visé, pour créer la terreur et stigmatiser un pays ou une communauté. Des lois sécuritaires où des guerres sont alors décidées, plusieurs cas célèbres ont jalonné l’histoire comme l’incident de Gleiwitz ou l’opération Northwoods.

10 Voir http://www.911myths.com/html/wtc7_pulled.html


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L' auteur

Jérôme Quirant

Jérôme Quirant est agrégé de génie civil, Maître de conférences au Laboratoire de Mécanique et Génie Civil de (...)

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