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Comment peut-on être « positiviste » ?

Publié en ligne le 23 mars 2008 -

In « Psychanalyse, que reste-t-il de nos amours ? » édité par F. Martens, Revue de l’Université Libre de Bruxelles, Complexe, Bruxelles, 2000.
Et in Éthique et épistémologie. Autour du livre Impostures intellectuelles
de Sokal et Bricmont
. Sous la direction de A. Kremer Marietti, L’Harmattan, Paris, 2001.


« Je voudrais demander au lecteur d’envisager favorablement une doctrine qui peut, je le crains, paraître extrêmement paradoxale et subversive. La doctrine en question est la suivante : il n’est pas désirable de croire en une proposition lorsqu’il n’y a aucune raison de penser qu’elle est vraie. »

Bertrand Russell 1


1. Introduction

La publicité d’un ouvrage récent annonce que celui-ci constitue la réponse de deux psychanalystes à la « propagande scientiste d’une idéologie néo-positiviste » à la Sokal et Bricmont 2. Or ni dans notre livre, ni dans d’autres écrits, nous ne défendons le positivisme. Néanmoins, on peut comprendre cette accusation si l’on distingue entre positivisme et « positivisme ». Le positivisme sans guillemets renvoie à une histoire complexe de doctrines auxquelles presque plus personne n’adhère littéralement. Mais l’épithète « positiviste » 3, telle qu’elle est utilisée aujourd’hui dans certains discours en sciences humaines et particulièrement en psychanalyse, couvre un champ beaucoup plus vaste que les doctrines du même nom et sert à discréditer toute approche empirique des phénomènes humains et à défendre une série d’épistémologies alternatives. Or, bien que le positivisme comme courant philosophique soit arrivé, sur certains points, à des impasses (dont je donnerai un exemple plus loin), il existe une attitude intellectuelle qu’on pourrait appeler scientifique 4, qui est moins précise que les doctrines philosophiques positivistes à proprement parler et que je vais tenter d’expliquer et de défendre. Par la même occasion, je critiquerai les épistémologies alternatives qui ont eu tendance à fleurir sur la tombe du positivisme réel.

Les remarques qui suivent se situeront à un niveau purement épistémologique ou méthodologique. Comme on le verra, je ne veux pas simplement répéter, comme le font de nombreux scientifiques, que « Popper a démontré que la psychanalyse n’est pas une science parce qu’elle n’est pas falsifiable ». On peut, comme l’a fait par exemple Grunbaum 5, opérer une critique épistémologique moins catégorique (et moins simpliste) que celle de Popper, mais dont les conclusions sont sans doute tout aussi radicales. Je veux néanmoins d’emblée souligner que je ne suis nullement spécialiste en psychanalyse ou, plus généralement, en sciences humaines. Et que, si on se limite à la critique esquissée ici, il est parfaitement possible de répondre qu’il existera dans l’avenir une version de la psychanalyse qui satisfasse entièrement aux contraintes épistémologiques que je souhaite défendre 6. Mais les réactions de certains psychanalystes (ou d’autres spécialistes des sciences humaines) suite à l’affaire Sokal et à la publication de notre livre semblent indiquer que la nécessité de satisfaire à ces contraintes n’est pas universellement admise 7.

Je commencerai par expliquer les arguments sceptiques et empiristes qui se trouvent à la base de la démarche scientifique. Ensuite, j’aborderai la question tant débattue de savoir si cette démarche peut s’appliquer également à l’être humain et je conclurai par quelques remarques sur les relations passées et futures entre philosophie, sciences humaines et biologie.

2. Pour un scepticisme raisonnable

Si j’étais assez faible que de me laisser surprendre à tes ridicules systèmes sur l’existence fabuleuse de l’être qui rend la religion nécessaire, sous quelle forme me conseillerais-tu de lui offrir un culte ? Voudrais-tu que j’adoptasse les rêveries de Confucius plutôt que les absurdités de Brahma ?adorerais-je le grand serpent des nègres, l’astre des Péruviens, ou le dieu des armées de Moïse ? à laquelle des sectes de Mahomet voudrais-tu que je me rendisse ? ou quelle hérésie de chrétiens serait selon toi préférable ? Prends garde à ta réponse.

DAF de Sade 8


S’il y a quelque chose que les voyages et les explorations ont rendu possible et qui a impressionné les penseurs des Lumières, c’est bien la découverte de la diversité des croyances, des coutumes et des pratiques. Cela a encouragé un certain « relativisme », source de tolérance (comment peut-on être Persan ?) et a permis de comprendre que pas mal de nos coutumes et croyances n’avaient nullement le caractère absolu et inévitable qu’on leur avait précédemment attribué. De nos jours, pour observer la diversité des opinions, nul besoin de voyager ; il suffit de parcourir les ouvrages d’une librairie ou d’une bibliothèque : on peut y lire que le monde a été créé il y a moins de dix mille ans ; ou qu’il a évolué au cours de millions d’années sous l’impulsion de la sélection naturelle ; que des substances diluées au point de ne plus contenir aucune molécule de départ ont néanmoins un effet curatif ou que les propriétés des corps dépendent de leur composition chimique ; qu’on peut communiquer avec l’au-delà et être réincarné sous une forme ou une autre après sa mort ou que la vie consciente s’arrête avec la mort physique. Comment effectuer un tri entre toutes ces idées ? Certaines d’entre elles sont-elles vraies ou proche de la vérité, ou plausibles ? Et, si oui, comment le savoir ?

Une solution qui est devenue relativement à la mode dans la culture contemporaine consiste à rejeter la nécessité de faire un tri et de déclarer toutes ces croyances « également vraies ». Mais il est difficile de prendre cette idée au sérieux très longtemps, du moins si on l’applique à toutes les questions de fait et qu’on donne au mot « vérité » le sens qu’il a dans la vie courante : l’idée que la Terre est ronde et l’idée qu’elle est plate ne sont pas également vraies. L’une fournit une meilleure approximation de la vérité que l’autre. C’est évidemment un exemple élémentaire, mais il constitue néanmoins une réduction par l’absurde de la doctrine relativiste prise à la lettre et dans toute sa généralité 9.

Pour en revenir aux Lumières, la réaction face à la découverte de la multiplicité des croyances n’était nullement, à cette époque, le relativisme radical ; cette prise de conscience encourageait certes la mise en question des croyances basées uniquement sur nos traditions, mais cela afin d’arriver à des idées ou des normes véritablement valides et universelles ainsi qu’à des types de raisonnement permettant de les découvrir. Un argument philosophique important, qui remonte à cette culture des Lumières, est celui avancé par David Hume pour montrer qu’il n’est jamais rationnel de croire aux miracles 10. L’argument est simple et a une portée très générale. Supposons, comme c’est le cas pour la plupart des gens, que vous n’ayez jamais vu un miracle vous-même, mais que vous ayez simplement entendu des gens vous rapporter (par exemple via la Bible) l’existence de miracles. Est-il rationnel d’y croire ? Non, répond Hume, parce que vous savez, par votre expérience personnelle, qu’il existe des gens qui se font des illusions ou qui cherchent à tromper d’autres personnes. Par contre, un miracle, vous n’en avez aucune expérience personnelle. Par conséquent, il est plus rationnel de croire que le fait que vous entendiez un récit de miracle s’explique en supposant que quelqu’un se trompe ou vous trompe plutôt qu’en supposant qu’un miracle s’est réellement produit. Ou, pour exprimer autrement la même idée, on peut faire remarquer que, lorsqu’on entend un récit de miracle, le « fait brut », directement perceptible, qu’il faut chercher à expliquer, ce n’est pas le miracle, mais le fait qu’on vous dit qu’un miracle s’est produit. Or l’explication de ce phénomène-là est facile : on peut toujours penser que ceux qui affirment l’existence du miracle cherchent à vous tromper, se trompent ou sont trompés par d’autres.

Hume ne dit évidemment pas qu’il ne faut croire qu’en ce qu’on perçoit directement, mais plutôt qu’il faut exiger de son interlocuteur que, si ce qu’il dit contredit notre expérience immédiate, il apporte des preuves de ce qu’il avance qui soient plus crédibles que cette expérience elle-même. Hume était content de son argument puisqu’il écrivait qu’il « doit au moins réduire au silence la bigoterie et la superstition les plus arrogantes et nous délivrer de leurs impertinentes sollicitations » 11. L’argument est important non plus tant en ce qui concerne les miracles religieux traditionnels, auxquels peu de gens croient aujourd’hui (restent évidemment les pseudo-sciences, l’astrologie, le New Age, etc.), mais parce qu’il donne un bon exemple de la façon rationnelle de procéder pour effectuer un tri entre les diverses opinions auxquelles nous sommes confrontés. On peut et on doit poser la même question au garagiste qui vend des voitures d’occasion, au banquier qui fait miroiter des dividendes fabuleux, au politicien qui promet la sortie du tunnel après des années d’austérité, au journaliste qui rend compte d’événements se passant dans des pays lointains, ainsi qu’au physicien, au prêtre ou au psychanalyste : quels arguments me donnez-vous pour qu’il soit plus rationnel de croire ce que vous dites plutôt que de supposer que vous vous trompez ou que vous me trompez ? Remarquons, qu’au temps de Hume, divers miracles étaient attestés par les plus hautes autorités, ce qui ne peut que nous encourager aujourd’hui à porter un regard résolument critique sur divers témoignages supposés irréfutables. De plus, la longue liste des erreurs scientifiques passées (par exemple, en médecine) rend le défi du sceptique encore plus difficile à relever.

Notons que Hume ne dit pas que cette façon de raisonner permet toujours d’arriver à des conclusions correctes. En effet, il donne l’exemple d’un prince indien qui refusait de croire que l’eau gèle chez nous en hiver et il approuve sa façon de raisonner : l’eau se solidifie abruptement autour de zéro degré et le prince, vivant dans un climat chaud, n’avait aucune raison de croire qu’un tel phénomène soit possible. Hume donne simplement une règle méthodologique qu’il est rationnel de suivre en toutes circonstances ; mais que cette règle mène ou non à la vérité dans un cas particulier ne peut être garanti a priori et dépend du degré d’information que nous possédons dans ce cas-là.

3. Défense et illustration de l’empirisme

Si nous prenons en main un volume quelconque, de théologie ou de métaphysique scolastique, par exemple, demandons-nous : contient-il des raisonnements abstraits sur la quantité ou le nombre ? Non. Contient-il des raisonnements expérimentaux sur des questions de fait et d’existence ? Non. Alors, mettez-le au feu, car il ne contient que sophismes et illusions.

David Hume 12

Pour indiquer brièvement comme on peut étendre le raisonnement humien sur les miracles, considérons les cinq propositions suivantes :
1. La matière est composée d’atomes.
2. Certaines substances gardent un effet thérapeutique même après avoir été hautement diluées.
3. Dieu est amour.
4. L’inconscient est structuré comme un langage.
5. La lutte des classes est le moteur de l’histoire.

Comment savoir lesquelles de ces propositions sont vraies 13 ? Aucune n’est a priori évidente, elles dépassent toutes de très loin notre expérience immédiate et certaines sont même fort contre-intuitives (surtout la première : comment la matière solide peut-elle être composée d’atomes, c’est-à-dire essentiellement de vide ?). Un positiviste logique aurait sans doute dit que les trois dernières propositions sont dénuées de sens (en vertu de la doctrine selon laquelle le sens d’une proposition se ramène aux moyens de sa vérification) et un poppérien dirait sans doute qu’elle ne sont pas falsifiables. Mais un des problèmes rencontrés par le positivisme est que, même s’il est vrai que certaines propositions sont dénuées de sens, il est difficile de formuler une théorie générale de la signification qui permette de déterminer si c’est le cas ou non. En effet, si on y réfléchit, on s’aperçoit vite que ce qui fait qu’un mot, un énoncé ou un ensemble de propositions ont un sens est fort difficile à caractériser. Laissons de côté pour l’instant le positivisme logique ainsi que les critiques poppériennes, et envisageons comment chacune de ces doctrines survit à la critique basée sur le scepticisme humien face aux miracles. Évidemment, les théories évoquées ici ne sont pas similaires ou équivalentes à la croyance aux miracles ; mais la question qui se pose à leur sujet est du même type : pourquoi devrais-je croire ce qu’elle disent plutôt que de penser que je me trouve en face de gens qui se trompent ou qui me trompent ?

En ce qui concerne la physique, on dispose de deux types d’arguments pour répondre au sceptique : d’une part, la technologie est réellement un « miracle » 14 ; nous y sommes trop habitués pour penser en ces termes, mais si l’on pouvait voyager dans le temps et amener des voitures ou des avions au 18e siècle, il seraient sûrement considérés (du moins à première vue) comme des miracles. Mais, à la différence des miracles auxquels fait allusion par exemple la Bible, les miracles technologiques sont visibles par tous et fournissent donc une réponse au sceptique. Néanmoins, cet argument est loin d’être totalement satisfaisant ; d’une part, parce que la technologie est en partie (mais de moins en moins) le résultat d’un processus de progrès par « essais et erreurs » qui n’est qu’indirectement lié à la science ; d’autre part, parce que bon nombre de théories scientifiques n’ont pas d’applications technologiques directes (par exemple la cosmologie ou la théorie de l’évolution). Mais il existe un deuxième « miracle », à savoir l’adéquation entre une multitude d’observations et d’expériences et les prédictions déduites des théories scientifiques. De nouveau, il y a quelque chose de réellement miraculeux dans le fait que, dans un monde où l’avenir est tellement imprévisible, l’on puisse prévoir avec une grande précision où va s’arrêter une aiguille sur un cadran à la fin d’une expérience. Bien sûr, ce genre d’arguments laisse ouvertes de nombreuses questions, par exemple sur le statut des entités « inobservables » introduites dans le discours scientifique 15, mais il indique comment, en principe, répondre au sceptique et montrer que le discours scientifique n’est ni une pure illusion ni une pure tromperie.

Par contre, pour ce qui est de l’homéopathie et en général des sciences dites parallèles, le problème vient de ce qu’il n’existe ni de technologie « visible » ni de tests empiriques comparables à ceux qui existent en sciences (précis, reproductibles etc.) qui permettraient de répondre au sceptique. Il existe évidemment des guérisons, mais toute thérapie entraîne un certain nombre de guérisons dues à l’effet placebo (ce que même les homéopathes doivent admettre, à moins de soutenir que, lorsque cet effet est mis en évidence dans la médecine ordinaire, il est en réalité dû à un agent curatif invisible) et il n’existe aucun test statistique montrant que l’efficacité de l’homéopathie dépasse l’effet placebo ; or, seuls de tels tests pourraient permettre de répondre au sceptique humien. En effet, puisque l’effet placebo existe, il est toujours plus rationnel, si on applique le raisonnement de Hume, de l’invoquer comme explication des guérisons plutôt que de faire appel à un effet curatif qui serait lié aux dilutions mais sur l’existence duquel on ne possède aucune indication directe.

De plus, la plausibilité de la théorie homéopathique a fort diminué avec le développement de la théorie atomique de la matière (qui n’existait pas à l’époque de Hahnemann). Les défenseurs de l’homéopathie ne se rendent pas toujours compte du fait que les millions d’expériences et d’applications confirmant la théorie atomique sont autant d’arguments indirects contre la théorie homéopathique, puisque, si les propriétés des corps dépendent de leur contenu atomique et moléculaire, comme le soutient la physique, et que les hautes dilutions arrivent à battre le nombre d’Avogadro, c’est-à-dire à faire en sorte que plus une seule molécule du produit de départ ne subsiste dans le produit final, alors il existe une véritable contradiction entre théorie atomique et théorie homéopathique et tout argument en faveur de l’une est ipso facto un argument en défaveur de l’autre. Un bon sceptique humien est donc en droit d’exiger des preuves en faveur de l’homéopathie d’autant plus fortes que la théorie est improbable. Lors de l’affaire de la mémoire de l’eau 16, la plupart des commentateurs n’ont pas eu l’air de comprendre que l’attitude rationnelle consistait justement à être plus sceptique vis-à-vis des allégations de Benveniste que si l’on avait eu affaire à une expérience dont les implications ne contredisaient pas tant des théories bien établies. Pourtant, ces mêmes commentateurs feraient preuve de scepticisme si on leur affirmait qu’un suspect contre lequel pèse des charges précises et concordantes est en fait innocent. Que la « méthode scientifique » ne soit pas radicalement différente de ce genre de démarche, qui est adoptée spontanément dans la vie de tous les jours, est une des choses qu’il est le plus difficile à faire comprendre au public dit cultivé.

Si l’on en vient à la troisième proposition, on se heurte à un autre type de problème : celui des assertions factuelles radicalement non empiriques. En effet, il est difficile d’imaginer comment une quelconque observation pourrait affecter d’une façon ou d’une autre la probabilité que nous pouvons attribuer à la véracité de cette assertion ou de sa négation (Dieu n’est pas amour). En effet, ces assertions sont trop imprécises pour qu’on puisse littéralement en déduire quoi que ce soit et donc, toute observation concevable laisse inchangée la probabilité qu’on lui attribue a priori. La seule façon de départager un énoncé théologique et sa négation est de faire appel à des textes sacrés, correctement interprétés. Mais il est évident qu’on ne peut pas déterminer sans circularité quels textes sont sacrés et, lorsqu’ils sont ambigus, quelle est leur interprétation « correcte » 17.

Restent les propositions quatre et cinq. On se trouve là devant des doctrines complexes qui souffrent en partie des difficultés des théories deux et trois, bien qu’à un degré moindre. D’une part, comme pour la théologie, ces théories tendent à être vagues (par exemple, que veut dire exactement « structuré comme un langage » ?), c’est-à-dire qu’il est difficile d’en déduire des énoncés factuels précis qui permettraient de les tester. D’autre part, comme pour les sciences parallèles, il n’existe pas d’arguments empiriques nets en leur faveur, qu’il s’agisse d’expériences ou d’observations corroborant la théorie ou d’applications dont l’efficacité soit démontrée. Bien sûr, il existe des cures, mais la systématicité de leur efficacité est loin d’être établie. Il existe aussi des données « recueillies sur le divan » qui confirmeraient la théorie. Mais la différence entre celles-ci et les données scientifiques « ordinaires », différence qui est essentielle pour le sceptique humien, vient de ce que les données recueillies sur le divan ne sont, par définition, pas publiquement disponibles (contrairement aux « miracles » technologiques ou scientifiques). Or, il est facile de donner des exemples historiques de gens qui se trompent radicalement en utilisant exclusivement ce genre d’informations. Par conséquent, il est à nouveau plus rationnel de croire à une erreur plutôt qu’à la théorie basée uniquement sur de telles données.

Par contre, contrairement à la théologie, le discours de la psychanalyse (ainsi que du marxisme) porte sur des réalités qui pourraient en principe être appréhendées de façon plus précise et, contrairement aux sciences parallèles, elles n’entrent pas directement en contradiction avec des théories aussi bien établies que la théorie atomique 18. Les partisans de la psychanalyse ont donc, en principe, une voie royale tracée devant eux : essayer de formuler au moins une partie de ces théories de façon précise, et voir comment, à partir de là, on peut les tester expérimentalement, ou les utiliser pour expliquer un certain nombre d’observations. Et progresser ainsi petit à petit. Malheureusement, c’est rarement cette voie qui est empruntée et cela souvent pour de mauvaises raisons liées à l’idée que les sciences de l’homme échappent aux contraintes épistémologiques valables pour les sciences de la nature.

Avant de passer, dans la section suivante, à la critique de ce genre d’idées, je vais brièvement expliquer les similitudes et les différences entre les critiques de Popper et celles exprimées ici. Popper présente un curieux paradoxe : il est adulé par un grand nombre de scientifiques, particulièrement de biologistes 19, parce qu’il est supposé avoir trouvé un critère de scientificité qui exclut définitivement le marxisme et la psychanalyse alors que certains psychanalystes le considèrent comme le meilleur exemple de la naïveté avec laquelle leurs adversaires les attaquent 20. Tout cela permet de créer le plus parfait des faux débats, qui occulte une question fondamentale, à savoir si les critères de scientificité de Popper sont adéquats pour caractériser la « scientificité » des sciences exactes. Popper considère que la psychanalyse permet d’expliquer tout comportement possible et imaginable, par exemple un homme qui jette un enfant à l’eau pour le noyer ou qui risque sa vie pour le sauver et, par conséquent, qu’elle ne peut jamais être réfutée. Effectivement, si c’était le cas, la psychanalyse pourrait difficilement être considérée comme scientifique, mais on voit mal pourquoi il faudrait une longue réflexion épistémologique (discutant la falsifiabilité etc.) pour établir une telle banalité. Mais, outre le fait que Grunbaum défend Freud contre une critique aussi grossière (d’après lui, Freud a modifié certains aspects de sa théorie suite à des observations ou des objections qui les contredisaient), ce qu’on peut reprocher à Popper, c’est de prendre le genre de démarche qu’il attribue à la psychanalyse comme typique de l’attitude inductive en sciences et d’utiliser le caractère manifestement insuffisant de cette démarche comme argument général contre l’inductivisme 21. Ce que Popper ne semble pas comprendre c’est que, si l’on prend vraiment à la lettre ce qu’il dit, et qu’on rejette réellement l’induction, on rejette la science tout entière 22. En effet, il n’y a aucune raison de croire que le soleil se lèvera demain qui ne soit pas basée sur l’induction. Même si l’on invoque les lois de la mécanique, ce sont encore des raisonnements inductifs qui nous amènent à croire que ces lois seront encore valables demain. Et dire simplement que la « théorie » selon laquelle le soleil se lèvera demain n’a pas encore été falsifiée n’est pas très satisfaisant, parce qu’il y a beaucoup d’autres théories qui n’ont pas encore été falsifiées et auxquelles il est rationnel d’accorder une probabilité subjective beaucoup moins grande. Il est vrai que Popper dira que cette théorie a été « corroborée » parce qu’elle a passé un grand nombre de tests de falsification. Mais quelle différence conceptuelle il y a-t-il alors entre cette idée et l’inductivisme ? Et s’il n’y en a pas, que viennent faire tous les arguments contre l’induction que l’on trouve chez Popper ? Pour revenir à la psychanalyse, le problème ne doit pas nécessairement être exprimé en terme de falsifiabilité, mais peut aussi être exprimé d’un point de vue inductiviste, en soulignant qu’il y a peu de données publiquement disponibles que la psychanalyse explique 23.

Par ailleurs, déclarer que X ou Y n’est pas une science a un caractère un peu trop global ; presque toutes les sciences, à leurs débuts, ne sont pas des sciences au sens poppérien (c’est-à-dire faisant des prédictions précises et dont la falsification permettrait de rejeter la théorie) ; si elles permettent de faire des rétrodictions ou d’expliquer réellement des phénomènes connus, c’est déjà un bon début. Par contre, là où Popper a raison, c’est que, lorsqu’on discute avec des adeptes des thèses 3, 4 ou 5, on se trouve souvent devant ce qu’on pourrait appeler une cible mouvante : vous critiquez un texte de Freud des années 30 ; pas de chance, c’est dans des textes antérieurs que se manifestait clairement sa pensée ; vous vous attaquez au jeune Marx ; désolé, mais c’est le Marx de la maturité qui compte, ou encore Rosa Luxembourg et ainsi de suite ; pour ce qui est de la religion, celle professée actuellement est méconnaissable pour quelqu’un qui l’a étudiée il y a vingt ans (sans, bien entendu, qu’aucune donnée empirique nouvelle n’ait influencé cette évolution) ; bref, la vérité est toujours ailleurs. On peut effectivement décrire cette tactique comme une façon d’échapper à la falsification et, en ce sens, Popper a fait une observation psychologique qui est souvent correcte ; mais si l’on envisage son oeuvre, et particulièrement son scepticisme radical par rapport à toute induction, comme doctrine philosophique, elle s’avère insatisfaisante.

4. Contre le dualisme méthodologique.

L’estime dont jouit une théorie de la connaissance dépend ordinairement moins de sa vraisemblance que de l’importance du rôle que l’homme s’y attribue, c’est-à-dire en définitive de l’idée flatteuse de lui-même qu’en retire celui qui y souscrit.

Jean-François Revel 24

Nous avons tous, spontanément, une vision dualiste du monde : nous nous considérons comme des êtres dotés d’un libre arbitre, d’une conscience, d’intentions etc., tandis que le monde non-vivant semble fait d’objets inanimés obéissant aveuglément à des lois naturelles (et que les êtres vivants non humains se situent quelque part entre les deux) 25. Ne peut-on pas partir de cette observation pour défendre l’idée que la connaissance des phénomènes humains, psychologiques ou sociaux, appartient à un autre niveau de réalité que celui des sciences naturelles ou du moins relèvent d’une autre rationalité que celles-ci ? C’est ce qu’on pourrait appeler l’argument du dualisme ou du pluralisme ontologique ou méthodologique. Je vais passer en revue différentes versions de cet argument et essayer de défendre contre ceux-ci le monisme méthodologique, c’est-à-dire l’idée qu’il ne faut pas utiliser une méthode pour étudier l’univers physique, tous les animaux et la plus grande partie du corps humain, et changer radicalement d’approche dans l’étude du psychisme ou de la société 26. Je vais commencer par discuter les arguments qui sont parfois donnés pour défendre les différentes versions du dualisme et aborder ensuite les arguments négatifs qui sont avancés pour discréditer l’usage des méthodes scientifiques ordinaires dans l’étude des phénomènes humains.

Pour commencer, envisageons les arguments (implicitement) métaphysiques qui sont utilisés pour défendre le dualisme méthodologique. Par exemple, dans un ouvrage récent consacré à la défense de la psychanalyse, Elisabeth Roudinesco vitupère contre l’idée que la « pensée ne serait qu’une sécrétion du cerveau », qui lui-même ne serait qu’une machine comparable à un ordinateur et elle voit dans la psychanalyse une « science de la subjectivité » 27. Il y a là plusieurs confusions ; en effet, le problème métaphysique de savoir si l’esprit est ou non une émanation du cerveau ou, comme le dit Roudinesco, l’âme est ou non une « chose », doit être complètement découplé du problème méthodologique concernant les moyens qui sont accessibles à l’être humain pour connaître objectivement l’âme ou toute autre substance immatérielle. Admettons, pour prendre un cas extrême, l’idée du dualisme cartésien – l’esprit est gouverné par une âme immatérielle ; admettons également qu’on ait trouvé une solution aux problèmes habituels de cette doctrine (par exemple, comment l’âme interagit-elle avec le corps et cette interaction viole-t-elle ou non les lois de la physique ?) 28 ; demandons-nous ensuite comment connaître d’une façon suffisamment fiable pour convaincre le sceptique humien, les lois qui régissent le fonctionnement de cette âme ? Comment faire si ce n’est en supposant que l’âme a certaines propriétés qui ont des conséquences observables, c’est-à-dire en formulant et en testant des hypothèses au sujet de cette âme (et de ses interactions avec son environnement matériel) ? Mais si la théorie de l’âme était formulée précisément en termes quantitatifs et pouvait être testée, le caractère immatériel de l’âme disparaîtrait en pratique de la discussion. On ne parlerait plus que de relations causales entre des « objets » décrits en termes quantitatifs, relations qui seraient empiriquement testables et le discours deviendrait aussi « scientiste » que le plus scientiste des discours cognitivistes, comportementalistes, ou sociobiologistes. Si l’on veut, on ne parlerait pas de neurones ou, encore, on pourrait soutenir que la théorie de l’âme ou de l’esprit ne peut être « réduite » à nos théories sur la matière. Mais le problème du réductionnisme doit être soigneusement distingué de celui que pose le sceptique humien – celui-ci demande seulement des arguments probants en faveur des affirmations que le psychologue ou le sociologue fait, pas nécessairement que ces affirmations soient réductibles à nos théories physiques ; il existe d’ailleurs des théories physiques qui ne sont pas exprimées directement en termes d’atomes (thermodynamique, hydrodynamique etc.) et qui sont testées avec une grande précision 29. Mais on ne peut pas invoquer le fait que le sujet qu’on étudie est (soi-disant) irréductible à nos neurones pour se dispenser de soumettre sa théorie à tests empiriques.

Évidemment, le discours dualiste contemporain est en général, malgré des ambiguïtés de formulation, plus méthodologique que métaphysique, c’est-à-dire que, lorsqu’on étudie l’être humain, on pense disposer d’une autre approche que l’approche scientifique usuelle, consistant à formuler et à tester des hypothèses ; par exemple, une approche utilisant l’introspection, l’interprétation ou la compréhension intuitive que nous avons de nos semblables. Lorsque cette approche est systématisée, elle devient l’herméneutique. Il est indéniable que cette approche existe et que, sous certains aspects, elle va bien au-delà de ce que la science peut dire aujourd’hui. Il est d’ailleurs probable que, lorsque cette approche s’exprime dans la littérature ou l’art, elle fournisse une forme de compréhension de nous-mêmes qui dépassera toujours ce que la science pourra apporter. Néanmoins, il est évident que cette approche a des limites dont les herméneuticiens ne sont pas toujours conscients : en effet, le sceptique peut demander comment faire pour départager des intuitions ou des interprétations divergentes, si ce n’est en essayant de voir lesquelles rendent compte du plus grand nombre de faits, lesquelles offrent le maximum de cohérence, etc. Par conséquent, le sceptique nous amène, lorsqu’il y a conflit entre interprétations, à utiliser celles-ci comme moyen heuristique plutôt qu’apodictique et à se tourner, au moins tant que faire se peut, vers l’observable et le quantitatif 30. Dans sa sévère critique de la réinterprétation herméneutique de la psychanalyse par des philosophes tels que Ricoeur et Habermas, Grunbaum fait remarquer que dans tout le discours psychanalytique on trouve des assertions causales : telle condition dans la petite enfance produit tel résultat à l’âge adulte ou encore telle interaction thérapeutique produit tel effet sur l’analysant. Mais comment établir des relations causales de façon fiable en utilisant uniquement l’introspection et l’herméneutique et sans faire appel aux méthodes que Grunbaum appelle « baconiennes », c’est-à-dire aux méthodes scientifiques usuelles ?

Finalement, le discours dualiste exprime parfois l’idée que l’âme ou la conscience est ce qui échappe à tout mécanisme, à tout déterminisme, à toute loi. Quelque chose doué de libre arbitre ; de nouveau, la question métaphysique de savoir si une telle chose existe ou non est sans pertinence, parce que, par définition, si elle existe, elle ne sera pas objet de science ; si le « sujet » signifie l’indéterminé pur ou le non-causal 31, alors il n’existe pas et ne peut pas exister de « science du sujet », parce que tout ce que la science peut faire, c’est justement de découvrir et de tester des relations causales, ni plus ni moins.

Des arguments similaires peuvent être utilisés contre l’idée, fort populaire chez certains psychanalystes, des « rationalités multiples » ; il existerait des rationalités qui seraient de vraies rationalités, c’est-à-dire qui ne produiraient pas de simples illusions, mais qui seraient radicalement « autres » par rapport à la rationalité scientifique ; pour montrer pourquoi cette approche ne peut pas marcher, appelons rationalité petit a la rationalité ordinaire dont le développement et l’extension est à la base de la démarche scientifique et qui inclut l’argument humien contre la croyance aux miracles ; et supposons qu’en utilisant une « autre rationalité », petit b, on obtienne une série de « résultats » qui ne peuvent pas être obtenus en utilisant uniquement la rationalité petit a (c’est-à-dire que petit b est réellement « autre »). Pourquoi devrait-on croire ces derniers résultats ? Comme on l’a vu, le raisonnement de Hume montre qu’il n’est jamais rationnel (selon la rationalité petit a) d’y croire plutôt que de croire à une erreur. Par conséquent, pour défendre la rationalité petit b, il faut en fait rejeter la rationalité petit a, c’est-à-dire verser dans l’irrationnel 32.

Derrière l’idée des autres rationalités se cache souvent une idée relativement naïve, à savoir que certaines pratiques (par exemple, la pratique de la cure ou la pratique politique pour les marxistes) offriraient un accès privilégié à la vérité et permettraient de passer outre aux pénibles méthodes baconiennes et aux patientes formulations et vérifications d’hypothèses 33. De nouveau, comme pour l’herméneutique, il y a là une vérité partielle : sans aucun doute, nous apprenons à faire pas mal de choses « dans la pratique » et nous nous passons alors parfaitement de toute théorie. Mais cette méthode à des limites évidentes (pensons aux médecines traditionnelles) et il est fort douteux que des relations causales fiables (par exemple, entre petite enfance et âge adulte ou entre infrastructure et superstructure) puissent être établies de cette façon 34.

Un autre confusion fréquente est liée au thème de l’opposition entre « La science et les sciences » 35. La pluralité des sciences est parfois utilisée pour défendre la pluralité des méthodes et ultimement celle des rationalités 36. Par contre, ce que les positivistes soutenaient avec un certain acharnement, c’était l’unité de la science et, lorsqu’on voit l’usage qui est fait du thème de la pluralité des sciences, on ne peut que les comprendre. Évidemment, il y a une multiplicité de disciplines, ayant toutes leurs méthodes particulières, et il est difficile de donner une caractérisation générale et exhaustive de ce qui leur est commun. Mais il est facile de mettre en évidence certains traits communs importants : par exemple, le sociologue se préoccupera de la représentativité de son échantillon, le chimiste utilisera des « témoins », le médecin des expériences en double aveugle ; si l’on veut, ce sont toutes des méthodologies différentes ; mais elles ont en commun, dans chacun des champs où elles s’appliquent, de chercher à prémunir le chercheur contre la contamination de ses données par des facteurs incontrôlés et, en fin de compte, de lui permettre de répondre au sceptique humien. Certains psychanalystes défendent l’idée qu’on peut utiliser à titre scientifique les données « recueillies sur le divan » et déclarent qu’après tout il s’agit là d’une méthode adaptée à l’objet spécifique d’étude qu’est l’inconscient. Mais il y a une grande différence : les méthodes scientifiques « ordinaires » sont développées pour éviter les contaminations des données par des facteurs incontrôlés et si l’on suggère que de tels facteurs peuvent néanmoins être présents, le scientifique cherchera à modifier ses méthodes afin de les éliminer. Par exemple, pourquoi faire des expérience en double aveugle et pas en simple aveugle si ce n’est parce qu’on a observé que le fait que le médecin sache si le produit qu’il donne est un placebo ou non peut avoir un effet sur le patient ? Mais, si c’est le cas, comment savoir si les données recueillies sur le divan ne sont pas également contaminées par la suggestion 37 ? À moins de posséder des tests empiriques indépendants de ces données montrant que cette contamination (dont l’existence, comme celle de l’effet placébo, n’est pas douteuse) peut être évitée, le sceptique humien conclura à nouveau qu’il se trouve face à une illusion.

Envisageons finalement les arguments indirects en faveur du dualisme méthodologique, qui prennent le plus souvent la forme d’attaques contre l’application des méthodes scientifiques « habituelles » à l’homme. En gros, deux types d’arguments sont invoqués à savoir que l’application des méthodes scientifiques à l’homme est soit impossible, soit nuisible.

Ces méthodes sont impossibles à appliquer : cet argument fait souvent appel à la notion de libre arbitre ou à l’impossibilité de réaliser certaines expériences chez l’homme, pour des raisons éthiques. Remarquons que Sénèque avait prédit, en parlant du mouvement des comètes : « Le jour viendra que, par une étude suivie de plusieurs siècles, les choses actuellement cachées paraîtront avec évidence, et la postérité s’étonnera que des vérités si claires nous aient échappé » 38. À cette époque, l’étude des comètes pouvait sembler tout aussi impossible qu’une connaissance scientifique détaillée de l’homme peut paraître actuellement (comment étudier les comètes, puisqu’il n’y avait pas de télescopes, etc.). De plus, de très nombreuses découvertes ont été faites ces dernières décennies, en neurophysiologie, dans la théorie de la perception, en sciences cognitives ou dans la théorie de l’évolution. Bien sûr, ces théories ne portent pas sur nos sentiments les plus profonds ; mais avant d’affirmer catégoriquement qu’un aspect ou l’autre de notre personnalité se situe hors de portée de la science, il est prudent de prendre patience et de se rappeler le commentaire de Sénèque. Finalement, le libre arbitre est un faux problème. En effet, comme notre compréhension du comportement humain est fort incomplète, il est toujours possible de ranger sous l’étiquette « libre arbitre » tout ce qui, actuellement, n’est pas compris scientifiquement et de continuer à progresser ainsi. Il n’y a aucun risque d’arriver à une impasse dans un futur prévisible.

Ces méthodes sont nuisibles : cette critique se base souvent sur le fait que des régimes politiques autoritaires ou certaines formes de thérapie ont fait beaucoup de tort, tout en affirmant le faire au nom d’une approche « scientifique » de l’homme. Ici, la réponse est double : avant tout, la plupart de ces approches n’étaient, en réalité, absolument pas scientifiques. Mais, et c’est le plus important, ce n’est pas la science qui détermine les valeurs ; aussi objectif que puisse être un domaine précis de connaissance, il ne peut nous contraindre à agir dans une direction donnée.

Finalement, les psychanalystes reprochent souvent à leurs adversaires de ne pas les comprendre, mais les « positivistes » ou les « scientistes » peuvent également formuler de tels reproches. Par exemple, Elisabeth Roudinesco écrit : « Théologie laïque, le scientisme accompagne sans cesse le discours de la science et l’évolution des sciences en prétendant résoudre tous les problèmes humains par une croyance en la détermination absolue de la capacité de La science à les résoudre » 39. Contrastons cela avec la façon dont Bertrand Russel, qui serait sûrement considéré comme « scientiste », caractérisait le groupe de philosophes auquel il appartenait : « Ils admettent honnêtement que l’intellect humain n’est pas capable d’apporter des réponses concluantes aux nombreuses questions essentielles pour l’humanité, mais ils refusent de croire qu’il existe un chemin “supérieur” de la connaissance par lequel on peut accéder à des vérités cachées de la science et de l’intellect » 40. Il y a un monde de différence entre ces deux assertions, entre l’affirmation que la science ne connaît pas de limites et l’idée que ce que nous pouvons connaître, nous le connaissons par des moyens scientifiques.

5. Conclusion

La vérité émerge plus facilement de l’erreur que de la confusion.

Francis Bacon

Je n’ai pas abordé ce qui est évidemment le plus important dans la psychanalyse, du moins aux yeux de la plupart des gens, à savoir la pratique de la cure. Non pas comme « pratique » offrant soi-disant un accès privilégié à la vérité, mais simplement comme thérapie. Et il faudrait effectivement sortir de l’épistémologie pour en parler ; néanmoins, on peut faire quelque remarques, tout en restant à ce niveau. Tout d’abord, si l’on affirme l’efficacité d’une thérapie, qu’elle soit somatique ou psychique, on doit pouvoir le montrer et le montrer statistiquement. En l’absence d’arguments de ce type, il est à nouveau plus rationnel de ne pas croire à l’efficacité de la thérapie en question, vu le grand nombre de thérapies qui ont été utilisées dans le passé (les saignées pour ne prendre qu’un exemple) dont on sait aujourd’hui qu’elles faisaient plus de tort que de bien. De nouveau, ce recours aux statistiques s’impose à cause de la nécessité de faire un tri face à la multiplicité des thérapies et est totalement indépendant du fait que l’on s’occupe de l’esprit ou du corps. Par ailleurs, on ne peut pas soutenir que la psychanalyse apporte une guérison plus profonde que d’autres thérapies, verbales ou non verbales, si l’on ne dispose pas de critères objectifs permettant d’évaluer la profondeur de ces guérisons (ainsi éventuellement que de la gravité des échecs). On ne peut pas non plus se contenter de dire que des critères statistiques ne permettent pas de « mesurer » l’effet de la thérapie. Il en est peut-être ainsi, mais comment celui qui soutiendrait cette idée saurait-il, lui, que la thérapeutique est efficace ? Bien sûr, si quelqu’un fait une analyse, c’est à lui et à lui seul de décider si cette expérience lui « fait du bien » 41. Et il est a priori probable que parler de ses rêves, de ses fantasmes, de sa vie intérieure, à quelqu’un qui vous en révèle (soi-disant) la signification aide à vivre certains des traumatismes liés à la condition humaine ou à la société moderne. Mais si l’on envisage les choses de l’extérieur, par exemple si l’on doit décider quelles thérapies encourager, enseigner ou subsidier au sein d’une politique de santé publique, alors les récits d’expériences individuelles doivent s’effacer devant les arguments statistiques.

Une autre remarque concerne l’impact de la philosophie sur l’idée que le public cultivé a de la psychanalyse, particulièrement en France. Un grand nombre de philosophes 42 ont été, à divers degrés, intéressés par la psychanalyse, bien plus en tout cas que par toute autre théorie sur laquelle se base une thérapeutique. On parlera plus facilement de Freud (ou de Marx) dans les cours de philosophie (ou, en Belgique, dans les cours de religion 43 et de morale) que, par exemple, de Darwin. Pourquoi ? Parmi les diverses raisons de ce choix, on peut sans doute citer la façon dont la psychanalyse remet en question la conception philosophique traditionnelle du « sujet » 44. Mais ce genre de discussion a tendance à laisser de côté la question cruciale de la véracité des théories freudiennes et des arguments empiriques qui permettraient, le cas échéant, de l’établir. Après tout, si les théories de Freud sont fausses, quelles incidences peuvent-elles bien avoir sur la philosophie ou la conception du sujet ? Par conséquent, plus le statut ou les implications de la psychanalyse sont débattues par les philosophes, plus il est implicitement supposé que les théories psychanalytiques sont vraies, et plus la croyance dans ces théories se trouve renforcée, mais cela en vertu d’un argument d’autorité plutôt que d’un argument rationnel. Tout ceci crée une espèce de « concurrence déloyale », bien qu’involontaire, en faveur de la psychanalyse par rapport à d’autres thérapeutiques, par exemple comportementales, qui ne bénéficient pas de l’attention des philosophes et du prestige que cette attention confère.

En fin de compte, que reste-t-il de nos « amours » ? Les figures originaires du 19e siècle qui ont pendant longtemps été les amours de la culture intellectuelle, du moins en France, étaient les « maîtres du soupçon », Marx, Freud et Nietzsche. Pourtant, déjà au 19e siècle, le physicien Ludwig Boltzmann remarquait que son siècle serait celui de Darwin. Peut-être que le 21e siècle lui donnera raison ; les avancées de la psychologie cognitive et évolutive, de la génétique ou des neurosciences jettent parfois un vent de panique dans certains milieux des sciences humaines ; mais la force de ces courants ne réside pas dans le fait que notre société soit matérialiste ou « dépressive » 45, mais de ce que les praticiens de ces disciplines sont, en général, « positivistes » (avec des guillemets) et tentent de tester objectivement leurs hypothèses. Si l’on regarde ce qui se passe dans le monde anglo-saxon, on peut raisonnablement penser que les enfants de Freud et de Marx finiront par céder la place aux héritiers de Darwin, de Mendel et de Turing ; il reste à espérer que ceux-ci, lorsqu’ils auront « pris le pouvoir », resteront de bons « positivistes », c’est-à-dire de bons sceptiques et de bons empiristes et qu’ils ne transformeront pas leurs théories en de nouvelles vulgates et de nouveaux dogmes. Mais les intérêts idéologiques et matériels liés à tout discours sur l’humain font qu’il ne s’agit sans doute là que d’un vœu et probablement que d’un rêve.

1 Russell (Bertrand), Sceptical Essays, Londres, Routledge, 1991, 189 p. (p. 11).

2 Gori (Roland) et Hoffmann (Christian), La science au risque de la psychanalyse, Paris, Eres, 400 p. ; le livre incriminé est : Sokal (Alan) et Bricmont (Jean), Impostures Intellectuelles, Paris, éditions O. Jacob, 1997, 277 p. ; deuxième édition : Le Livre de Poche, 1999.

3 Épithète qui joue souvent en philosophie un rôle analogue à celui joué dans le discours politique par des qualificatifs tels que « stalinien » ou « fasciste ». L’analogie va même plus loin : j’ai rencontré des philosophes « positivistes » au Brésil qui étaient critiqués, à l’époque de la dictature, parce que leurs idées étaient soi-disant proches du pouvoir ; par ailleurs, on trouve la confusion entre positivisme et marxisme de l’époque stalinienne par exemple dans : Spire (Arnaud), La pensée-Prigogine, Paris, Desclée de Brouwer, 1999, 206 p.

4 Mais qui, évidemment, sera appelée scientiste ou positiviste par ses adversaires.

5 Grunbaum (Adolf), The Foundations of Psychoanalysis ; A philosophical critique, Berkeley, Univ. of California Press, 1984, 310 p.

6 Pour des critiques de la psychanalyse allant bien au-delà de celle esquissée ici, voir : Van Rillaer (Jacques), Les illusions de la psychanalyse, Sprimont, Mardaga, 1980, 415p, ainsi que Eysenck (Hans), Decline and Fall of the Freudian Empire, London, Penguin, 1985, 224 p.

7 Je suis néanmoins parfaitement conscient que de nombreuses personnes travaillant dans le secteur des sciences humaines considéreront le texte qui suit comme une banalité ; mais, ce sont en général ceux-là qui sont discrédités sous l’épithète de « positiviste » et dont l’attitude me semble devoir être défendue.

8 Sade, Dialogue entre un prêtre et un moribond, Paris, Éd. Mille et une nuit, 1993, 32 p. (p. 14). C’est évidemment le moribond qui parle.

9 Restent aux relativistes diverses possibilités : donner un autre sens au mot « vérité » ou limiter l’usage du relativisme à certaines classes de propositions (par exemple à celles qui échappent à l’observation directe). Pour une critique de ces possibilités, voir Bricmont (Jean), « Sociology and Epistemology », Revue Internationale de Philosophie (à paraître).

10 Il convient de distinguer soigneusement entre cet argument sceptique par rapport aux miracles et le scepticisme général vis-à-vis de toutes nos connaissances qui est souvent ce que l’on retient de la philosophie de Hume. Mais Hume considère qu’il faut traiter le scepticisme général, en pratique, « par la négligence et l’inattention » ; et, en effet, s’il prenait réellement au sérieux le scepticisme général, pourquoi aurait-il besoin d’un argument spécifique pour mettre en doute la croyance aux miracles ?

11 Hume (David), Enquête sur l’entendement humain, traduit par BARANGER (Philippe) et SALTEL (Philippe), Paris, GF-Flammarion, 1983 [1748], 247p (p. 184). Lucide, il ajoutait que cet argument « servira aussi longtemps que le monde durera. Car, je présume, c’est aussi longtemps qu’on trouvera des récits de miracles et de prodiges dans toute l’histoire, sacrée et profane ».

12 Hume (David),op. cit., p. 247.
Cette phrase, la dernière du livre, peut sembler un peu brutale et, énoncée ainsi, n’est certainement pas correcte ; il ne faut néanmoins pas oublier qu’à l’époque de Hume c’étaient en général les théologiens qui allumaient les bûchers.

13 Bien sûr elles sont toutes trop schématiques pour être « vraies » sans plus. Je les utilise simplement pour symboliser des théories ou doctrines (physique, sciences parallèles, théologie, psychanalyse, marxisme) qui peuvent, elles, être évaluées. Notons que la quatrième proposition pourrait être remplacée par un énoncé de psychanalyse non lacanienne sans rien changer à la discussion qui suit.

14 Et cela indépendamment des jugements de valeur qu’on peut porter sur ses bienfaits ou ses méfaits.

15 Voir Bricmont (Jean), « Sociology and Epistemology », Revue Internationale de Philosophie pour une discussion de ces questions.

16 Les expériences de Benveniste sur l’effet biologique de solutions hautement diluées, qui semblaient fournir une base scientifique à l’homéopathie, ont été rapidement discréditées, après avoir été imprudemment annoncées par la revue Nature. Pour une plus ample discussion, voir Broch (Henri), Au coeur de l’extraordinaire, Bordeaux, l’Horizon Chimérique, 1992.

17 Pour une critique « positiviste » plus détaillée de la théologie, en particulier de l’idée que celle-ci s’adresse à un autre ordre de réalité, voir Bricmont (Jean), « Science et religion : l’irréductible antagonisme », Revue de l’Université Libre de Bruxelles.

18 Bien que les progrès de la psychologie scientifique tendent à rendre peu plausibles un certain nombre d’affirmations psychanalytiques. À ce sujet, voir Van rillaer (Jacques), op. cit. et Eysenck (Hans), op. cit.

19 Voir, par exemple, l’introduction par Jacques Monod de Popper (Karl), La logique de la découverte scientifique, Paris, Payot, 1978, 480 p.

20 Voir, par exemple, Laplanche (Jean), « La psychanalyse : mythes et théories », in Entre séduction et inspiration : l’homme, Paris, PUF, collection Quadrige, 1999.

21 Pour un inductiviste, une hypothèse est d’autant mieux confirmée qu’elle implique des résultats inattendus ; si elle prédit tous les comportements possibles et imaginables, aucune observation ne la confirmera.

22 Pour une critique plus détaillée de Popper, voir Sokal (Alan) et Bricmont (Jean), op. cit., chapitre 3 ; et pour une critique plus radicale, voir Stove (David), Popper and After : Four Modern Irrationalists, Oxford, Pergamon Press, 1982.

23 Remarquons que Popper, au moins dans certains écrits, considérait la théorie de Darwin comme également infalsifiable ; non seulement, ce n’est pas vrai, mais cela montre surtout combien Popper appréciait mal la démarche scientifique : la force de la théorie de l’évolution, déjà à l’époque de Darwin, venait du fait que sa théorie expliquait de façon naturelle un grand nombre d’observations.

24 Revel (Jean-François), Histoire de la philosophie occidentale, Paris, Nil Éditions, 1994, 523 p. (p. 500).

25 Notons que le développement de la science nous a conduit à une vue plus moniste : pour comprendre la vie, nous n’avons pas besoin d’une substance spéciale autre que la physique et la chimie. De plus, les êtres humains sont le résultat d’une évolution par sélection naturelle, comme les autres animaux. Cela ne veut pas dire qu’il ne persiste pas des questions difficiles, par exemple à propos de la conscience, mais, comme on le verra, les arguments ci-dessous ne dépendent nullement de la solution que l’on donne à ces problèmes.

26 Voici quelques exemples, parmi bien d’autres, des effets du dualisme méthodologique :
– Déclarer que l’esprit est une « tabula rasa » à la naissance, et donc qu’il est unique parmi tous les organes de l’homme ou de l’animal.
– L’idée, apparentée, que la théorie de l’évolution ne peut apporter aucun éclairage sur le fonctionnement de l’esprit.
– L’idée que la société ou l’histoire doit être étudiée au moyen d’une méthode spéciale, « dialectique », est totalement inconnue dans les sciences naturelles.
Pour une critique des deux premières idées, voir par exemple : Barkow, J. H., Cosmides, L., Tooby, J. (éds),
The Adapted Mind. Evolutionary Psychology and the Generation of Culture, Oxford, Oxford University Press, 1992.

27 Roudinesco (Élisabeth) Pourquoi la psychanalyse ?, Paris, Fayard, 1999, 201 p. (p. 65 et 88). On peut également y lire que l’inconscient freudien n’est « ni héréditaire, ni cérébral, ni automatique, ni neural, ni cognitif, ni métaphysique, ni métapsychique, ni symbolique, etc. Mais alors quelle est sa nature et pourquoi est-il sans cesse l’enjeu d’âpres polémiques ? » (p. 70). Effectivement, la question mérite d’être posée.

28 Je ne prétends pas qu’Élisabeth Roudinesco ou d’autres psychanalystes soutiennent explicitement un dualisme métaphysique (même si leur langage le suggère parfois) ; je cherche simplement à admettre d’emblée l’idée qui me semble être a priori la plus défavorable à la thèse que je soutiens.

29 Soulignons néanmoins que, dans le cas de la physique et de la biologie, le réductionnisme (bien compris) a été couronné de tant de succès qu’il est pour le moins téméraire d’affirmer que tel ou tel objet d’étude scientifique échappe par principe à toute réduction aux lois de la physique.

30 Remarquons que l’herméneutique encourage un glissement vers le relativisme, du moins si elle refuse cette évolution ; en effet, on se trouve alors dans l’impossibilité de trancher entre des interprétations mutuellement contradictoires et la seule solution est de prêcher l’idée des vérités multiples.

31 Par opposition à ce qui relèverait au moins d’une causalité statistique.

32 Il serait également intéressant d’étudier comment une certaine conception de la « coupure épistémologique », par exemple chez Althusser, permettait d’immuniser les discours marxiste et freudien contre la nécessité de tests empiriques et fournissait ainsi une base théorique à ce qui était en fait une rationalité alternative.

33 Notons également l’idée apparentée que seuls ceux qui ont fait une cure analytique sont habilités à critiquer la psychanalyse. Comme le fait remarquer ironiquement Grunbaum (op. cit p. 189), ce n’est pas parce que Francis Galton ne faisait pas de prières que les analyses statistiques démontrant leur inefficacité ne devaient pas intéresser les théologiens. Voir Galton (Francis), « Statistical Enquiries into the Efficacy of Prayers », The Fortnightly Review, n° 12, août 1872, p. 125-135.

34 Évidemment, cette confusion repose en partie sur les différents sens du mot « pratique » (scientifique ou ordinaire) ; à ce sujet, Jean-François Revel fait une remarque pertinente (op. cit., p. 509) sur le fait que le mot expérience en français est ambigu, parce qu’il ne distingue pas entre expérience vécue (experience en anglais) et expérience scientifique (experiment en anglais). On pourrait aussi remarquer que le mot anglais evidence n’a pas de bon correspondant en français (le mot preuve suggérant trop l’idée d’une démonstration mathématique, qui est justement très différente du type d’arguments disponibles dans les études empiriques). Mais, comme le souligne Revel : « Il est curieux que les philosophes, qui devraient, les premiers, éviter de prendre pour des catégories logiques universelles les idiosyncrasies de leurs idiomes maternels, les creusent et les accentuent au point, souvent, de sublimer en vérités éternelles les accidents d’un folklore sémantique particulier. » (op. cit., p. 509).

35 Par exemple, Élisabeth Roudinesco oppose aux « discours scientistes » de Sokal et Bricmont, « qui nourrissent les pires excès d’une normalisation policière la pensée », « une toute autre figure de la science : non pas La Science conçue comme une abstraction dogmatique, tenant la place de dieu ou d’une théologie répressive, mais les sciences organisées de façon rigoureuses, ancrées dans une histoire et découpées selon les modes de production du savoir. » (op. cit., p. 142).

36 Il faudrait aussi analyser l’idée selon laquelle la rationalité scientifique elle-même en est arrivée à justifier une autre rationalité, entre autres avec l’émergence de la mécanique quantique ; par exemple, Gori et Hoffmann écrivent : « l’épistémologie moderne comme l’opérationalisme méthodologique de la physique quantique rencontrent de manière imprévue la réflexion heideggérienne de la vérité concue comme alêtheia, c’est-à-dire dévoilement, descellement, découvrement. » (op. cit., p. 54). Déclaration qui à vrai dire laisserait sans doute perplexe la plupart des physiciens travaillant en physique quantique.

37 Cfr Grunbaum, op. cit. pour une discussion plus approfondie de ce problème.

38 Cité par Laplace (Pierre Simon), Essai philosophique sur les probabilités, Paris, Christian Bourgois, 1986 (5e édition : 1825).

39 Roudinesco (Elisabeth), op. cit., p. 71.

40 Russell (Bertrand), History of Western Philosophy, London, Routledge, 1991 (1ère édition, 1946), 842 p. (p. 789).

41 L’analysant est en quelque sorte, du point de vue de l’argument poursuivi ici, dans la situation de celui qui est directement témoin d’un miracle. Je mets ici de côté le problème, en réalité fort complexe, de l’effet que l’analyse peut avoir sur le comportement de l’analysant et donc, indirectement, sur son entourage.

42 Citons, sans chercher à être exhaustif, Ricoeur, Habermas, Foucault, Derrida, Althusser. On peut penser qu’il y a eu en France dans les années 50-60 un tournant vers les sciences humaines un peu semblable au tournant vers la logique et la physique qui a eu lieu au début de ce siècle chez les philosophes qui ont fondé le positivisme logique. Mais avec des conséquences très différentes : alors que les seconds adoptaient une philosophie empiriste qui reflétaient, d’après eux, la pratique de leur modèle, les philosophes dont l’intérêt se portait vers les sciences humaines avaient au contraire tendance à essayer de justifier les démarches les moins empiriques de ces dernières (pour un exemple typique de cette attitude, voir la défense de Lacan par Althusser, dans « Freud et Lacan », in : Althusser (Louis), Positions, Paris, Ed Sociales, 1976, 173 p.).

43 Il semble d’ailleurs que les professeurs de religion préfèrent aborder les critiques de la religion dues à Freud et Marx que celles dues à des « positivistes » comme Bertrand Russell (voir « Pourquoi je ne suis pas chrétien », in : RUSSELL (Bertrand), Le mariage et la morale, Paris, éd. 10/18, 1997, 351 p.). On peut légitimement se demander si ce n’est pas parce que celles-ci sont en fait plus facilement « assimilables ».

44 Cette explication n’est sûrement pas suffisante ; en effet, si on y réfléchit, la théorie de l’évolution et la génétique moderne mettent bien plus en question la vision traditionnelle du sujet que les théories psychanalytiques sur l’inconscient.

45 Comme le pense Élisabeth Roudinesco (op. cit., première partie).


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L' auteur

Jean Bricmont

Jean Bricmont est physicien et essayiste belge, professeur émérite de physique théorique à l’université (...)

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