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Comment se construit une enquête en télévision

Publié en ligne le 4 juillet 2020 - Science et médias -

Le texte ci-dessous est basé sur des discussions avec des collègues et sur l’observation directe. J’ai peu travaillé pour la télévision, mais j’ai été interviewé de très nombreuses fois par des télévisions, comme auteur d’enquêtes publiées sous forme de livres chez divers éditeurs (Robert Laffont, Fayard, Hachette, La Découverte...) et comme membre de la rédaction de Que Choisir où j’ai travaillé dix ans. Une règle non écrite veut que les journalistes ne s’interviewent pas entre eux. Il y a une exception pour l’UFC Que Choisir, à la fois magazine et mouvement consumériste.

Scientifique, vous avez accepté de recevoir une équipe de télévision. Lors de l’entretien, vous avez eu le sentiment que les journalistes savaient d’avance ce qu’ils voulaient entendre de vous et le reportage a confirmé vos appréhensions. Et si ce n’était pas un malentendu, encore moins le produit d’une quelconque incompétence, mais le résultat d’une méthode délibérée ?

Le 11 mars 2019, Alain Fonteneau, spécialiste des thonidés à l’Institut de recherche pour le développement, met en ligne une lettre ouverte adressée à Sophie Le Gall, journaliste à « Cash Investigation » [1]. Il dénonce plusieurs éléments du sujet sur la pêche aux thons diffusé le 5 février 2019, pour lequel il avait été interviewé. L’introduction évoquant un risque de disparition des thons lui semble  « catastrophique » et  « scandaleuse ». Toutes  « les espèces de thons tropicaux, écrit-il, sont très résistantes à la surexploitation et aucune n’est menacée de disparition », contrairement à ce que suggère l’émission. Tout en saluant certains aspects du reportage, Alain Fonteneau émet de  « sérieuses réserves » sur la validité de certaines conclusions présentées comme scientifiques. En le regardant, n’importe quel spectateur non averti éprouve probablement le sentiment que la surpêche est un phénomène massif susceptible de vider les océans de nombreuses espèces, dont les thonidés. Selon Alain Fonteneau, au contraire, les stocks de  « poissons exploités dans les zones économiques exclusives [objet du reportage, ndlr] sont bien gérés, et montrent aujourd’hui très souvent des biomasses croissantes, étant en bonne santé ».

Début août 2019, Léon Gueguen, directeur de recherche honoraire de l’Inra, membre de l’Académie d’agriculture de France et membre du comité de parrainage scientifique de l’Afis, publie une tribune. Il dénonce les informations  « fausses, mensongères ou déloyales » du reportage de « Cash Investigation » sur les fruits et légumes diffusé le 18 juin 2019 [2]. Léon Guéguen a lui-même été interrogé par la journaliste en charge du sujet. Il a constaté, a posteriori, qu’elle avait fait un usage très orienté des informations qu’il lui avait communiquées. Ces informations portaient sur des données scientifiques qui sont la clé de voûte du reportage. Il s’agit d’une comparaison entre les tables de composition des fruits et légumes de 1981 et celles de 2016. « Cash Investigation » soutient, dans son numéro du 18 juin, que les valeurs nutritionnelles des fruits et légumes se sont effondrées. Les données compilées par Léon Guéguen confirment des baisses de teneur en calcium, fer, vitamine, etc., mais également des hausses, en fonction des variétés considérées. Plutôt rassurant, son travail inédit (dont SPS s’était fait l’écho [3]) a été transformé en cri d’alarme par la méthode éprouvée du « cherry-picking » 1. « Cash Investigation » a retenu seulement les valeurs en baisse (voir l’article suivant).

Alain Fonteneau et Léon Guéguen ne sont ni les premiers, ni les derniers à voir leurs propos déformés par un reportage. Ils ne sont pas tombés sur des journalistes incompétents. Les équipes de « Cash investigation » sont constituées de professionnels confirmés. Le problème est plus profond. Il tient aux règles qui encadrent la fabrication des reportages en télévision, des règles que les scientifiques doivent comprendre pour éviter des déconvenues.

Au commencement était le stagiaire

Tout commence dans une société de production, indépendante des chaînes de télévision. Celle qui travaille à « Cash Investigation » pour Élise Lucet se nomme Premières Lignes. C’est une structure assez petite (9,5 millions d’euros de chiffre d’affaire et 385 000 € de résultats nets en 2017) qui emploie une quinzaine de permanents et fait travailler des journalistes free-lance et des stagiaires. Ces derniers, très jeunes, sont souvent à l’origine d’une enquête car Premières Lignes leur demande de repérer dans la presse ou sur le web des thèmes de reportage. Sans surprise, ces stagiaires découvrent des « sujets » qu’il faudrait aborder avec de grandes précautions : les fruits et légumes d’antan étaient-ils meilleurs ? La maladie de Lyme est-elle en pleine explosion ? Linky rend-il les gens malades ?, etc. Quand un thème émerge et semble porteur, un journaliste plus confirmé prend le relais et prépare un synopsis destiné à convaincre la chaîne de télévision qui va acquérir les droits.

Ce synopsis fait en moyenne six à dix pages. Basé sur une pré-enquête assez rapide, il résume le propos d’un reportage appelé à voir le jour des mois plus tard, avec une accroche forte. « Lyme, la tragédie cachée », par exemple. Il décrit le déroulé de l’enquête, sa progression et dévoile ses principales conclusions. Il ne s’inscrit pas dans une démarche scientifique, pour employer une litote. Le synopsis cite les experts qui seront interrogés, résume parfois ce qu’ils diront, et même dans quel cadre ils le diront.

Le synopsis, élément clé

Le synopsis attribue à chacun ce qu’on peut appeler un rôle. Le reportage télé est codifié. Sa grammaire est rigide. Tous les personnages ont une fonction déterminée. Il faut des bons (par exemple, le lanceur d’alerte est un personnage bien coté), des méchants (l’industriel aveuglé par l’appât du gain), des complices (le scientifique compromis, le fonctionnaire complaisant...).

Sur la base de ce synopsis, le diffuseur donne son feu vert. La société de production débloque alors des fonds. Autrement dit, l’essentiel se décide avant l’enquête. L’équipe garde une marge de manœuvre, mais le fil rouge est posé. Une société de production qui a prévendu un reportage sur « le glyphosate, tueur silencieux » ne peut pas revenir avec un sujet sur « le glyphosate, pire des phytosanitaires à l’exception d’une centaine d’autres ».

Les Saltimbanques, Fernand Pelez (1843-1913)

Un journaliste de télévision qui prendrait rendez-vous avec un scientifique sans savoir ce qu’il veut lui faire dire s’exposerait à des remontrances de sa hiérarchie, car elle considérerait qu’il perd du temps et de l’argent. En conséquence, quand un journaliste de télévision assure à un chercheur qu’il n’a pas d’a priori sur son sujet, il est permis de s’interroger sur sa sincérité ou sur son professionnalisme. Le synopsis le pousse, au contraire, à rechercher l’illustration de l’idée préconçue et il a déjà imaginé assez précisément comment le scientifique interviewé pouvait l’y aider.

En entretien, dès l’instant où la caméra commence à tourner, le journaliste se projette en salle de montage. Il a besoin de séquences à assembler dans un ordre précis. L’entretien peut durer 90 minutes, d’où seront tirées quelques phrases clés, voire un silence (preuve d’embarras) ou un départ furieux, micro arraché (preuve de culpabilité).

La même question pourra être reposée cinq fois, dix fois, sous des formes légèrement différentes. Inutile de faire preuve de pédagogie pour tenter de ramener à des vues plus sérieuses une équipe de tournage qui fonce vers le contresens. Il se peut que 15 000 € aient déjà été dépensés, que la séquence du lanceur d’alerte ait déjà été tournée. Démontrer que ce lanceur d’alerte n’est pas crédible ne sert plus à rien.

Quand l’abondance de moyens nuit

C’est parfois le manque de moyens qui pousse le journaliste à la faute. Mais c’est aussi parfois leur profusion. Fabriquer une émission comme « Cash Investigation » peut coûter 2 000 € la minute de reportage final. Le temps de travail est précieux et l’argent investi crée une force d’inertie considérable. Paradoxalement, les interviews accordées pour des reportages de journal télévisé de 90 secondes, réalisées en urgence, permettent parfois de faire passer des messages plus proches de la réalité, car les journalistes de JT, pour le meilleur et pour le pire, travaillent sans synopsis.

En elle-même, cette manière de faire de la télévision n’est ni bonne, ni mauvaise. Si le synopsis concerne un sujet intéressant et si les interlocuteurs sont bien choisis, le résultat sera satisfaisant.

Alain Fonteneau lui-même saluait  « l’excellent dossier sur les senneurs sétois » réalisé par « Cash Investigation » dans le cadre de l’émission sur les thons, qui comportait plusieurs volets.

Asymétries dangereuses

Les contraintes de la télévision créent néanmoins des asymétries. Si un « expert » est assigné au rôle du lanceur d’alerte, les journalistes passeront très rapidement sur ses éventuels liens d’intérêt. L’exemple le plus caricatural est sans doute celui de Générations futures dont les responsables sont régulièrement invités et présentés comme experts. L’association qui produit régulièrement des analyses à prétention scientifique dénonçant l’omniprésence des pesticides « de synthèse » dans l’environnement est financée par des producteurs et des distributeurs de produits bio. Toutes les informations à ce sujet figurent sur son site Internet [4]. Ce lien d’intérêt flagrant est presque toujours passé sous silence lors des reportages télévisés faisant intervenir l’association.

Le dressage dans la tente à côté, Paul Friedrich Meyerheim (1842-1915)

Les liens seront méticuleusement examinés et, au besoin, mis en exergue dès lors qu’on s’intéresse au scientifique assigné au rôle du « chercheur compromis avec les industriels ». Deuxième asymétrie : un chercheur alarmiste porteur d’un message tranché est considérablement plus intéressant qu’un chercheur globalement rassurant porteur d’un message nuancé. Troisième asymétrie : les travaux scientifiques avec des résultats spectaculaires seront privilégiés [5]. Les réalités peu spectaculaires sont le drame de la télévision lorsqu’elles doivent être présentées.

C’est ainsi que Gilles-Éric Séralini (par exemple) se retrouve dans le rôle du lanceur d’alerte en janvier 2019 dans une émission d’ « Envoyé spécial » sur le glyphosate. Ses travaux de 2012 sur les tumeurs des rats nourris au maïs OGM ont été complètement invalidés par la communauté scientifique [6], mais ils demeurent exploitables en télévision. Gilles-Éric Séralini est en mesure de montrer des rats avec de grosses tumeurs. Il reste ce que les journalistes appellent « un bon client », ce qui ne signifie pas qu’ils sont dupes. Le soutien financier de Auchan et Carrefour aux travaux de Gilles-Éric Séralini [7], en particulier, leur est connu. Ces journalistes pourraient mettre ces liens en avant, si leur but était de jeter la suspicion sur les travaux du chercheur. Ils ne le font pas, dans la mesure où affaiblir un lanceur d’alerte affaiblit tout le sujet.

Un grand nombre d’activistes, en particulier dans le domaine de la santé, de l’alimentation et de l’environnement, ont parfaitement intégré la manière dont fonctionnent les télévisions. Ils sont en mesure de fournir des études (la méthodologie importe peu), des témoins (émouvants) ainsi que des cautions scientifiques (un titre de chercheur dans un obscur institut suffit). Par rapport aux entreprises et aux organisations professionnelles, ces activistes (dont Générations futures est une illustration) bénéficient d’un préjugé favorable auprès des journalistes qui les considèrent comme désintéressés et qui apprécient leurs compétences en communication. Avec une grande économie de moyens, ces activistes introduisent une thématique dans l’espace public. D’abord sur le web, puis dans quelques publications, jusqu’au synopsis, qui débouchera peut-être sur un reportage vu par plusieurs centaines de milliers de téléspectateurs, voire plusieurs millions.

Boycotter ou s’adapter ?

Les chercheurs, de leur côté, peuvent adopter différentes attitudes : refuser de participer, accepter de répondre en exposant honnêtement la réalité de leurs travaux ou s’adapter. L’adaptation consiste à formater pour l’audiovisuel un discours sur mesure, ni mensonger, ni tout à fait scientifique, mais suffisamment attractif et émotionnel. Chaque solution a ses inconvénients. Boycotter revient à laisser des associations à la représentativité faible et des experts auto-proclamés occuper le terrain médiatique auquel les décideurs politiques ne sont pas insensibles. S’en tenir aux faits et à la rigueur expose aux déconvenues qu’ont rencontrées Léon Guéguen et Alain Fonteneau. S’adapter aux contraintes de l’audiovisuel est difficile et rien ne garantit que les efforts paieront.

Il y a néanmoins une démarche simple pour les scientifiques qu’une équipe de télévision contacte pour un sujet long, comme ceux d’ « Envoyé Spécial » ou de « Cash Investigation ». Demandez à voir le synopsis. Vous saurez ainsi exactement ce qu’on attend de vous. Considérant leur attachement à la transparence, les journalistes peuvent difficilement refuser de le montrer s’ils sont totalement honnêtes dans leur démarche.

Références

1 | Fonteneau A, « Lettre à Madame Sophie Le Gall après l’émission Cash investigation sur la pêche au thon dans l’océan indien », 11 mars 2019. Sur peche-dev.org

2 | Guéguen L, « Retour sur Cash Investigation “fruits et légumes” ». Sur academie-agriculture.fr

3 | Guéguen L, « Le prétendu déclin de la valeur nutritionnelle des aliments », SPS n° 321, juillet 2017. Sur afis.org

4 | Site de l’association Génération futures (generations-futures.fr), rubrique « Qui sommes-nous ? Rapport moral  ».

5 | Dossier « Science et média : une relation sous influence  », SPS n° 323, janvier 2018. Sur afis.org

6 | Le Bars H, « Non, les OGM ne sont pas des poisons – L’“étude choc” six ans après  », SPS n° 327, janvier 2019. Sur afis.org

7 | « OGM : quand la grande distribution finance une étude choc  », Le Nouvel Observateur, 19 septembre 2012.Sur nouvelobs.com

1  « Cueillette de cerises » : sélection des seuls éléments qui vont dans le sens de la thèse que l’on veut promouvoir.

Publié dans le n° 331 de la revue


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L' auteur

Erwan Seznec

est journaliste. Diplômé de l’ESJ de Lille (1994) et de la faculté de droit de Rennes, il est journaliste (...)

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