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De la vérité dans les sciences (node lecture n°1)

Publié en ligne le 18 avril 2017
Retrouvez ici une seconde note de lecture concernant ce livre De la vérité dans les sciences (2nde note de lecture)
De la vérité dans les sciences

Aurélien Barrau

Dunod, 2016, 96 pages, 11,90 €

Voici un petit livre déroutant, non par les propositions « parfois subversives » (p. 6) promises par son auteur et pas davantage par l’« inconfort propice à la réflexion » qu’il souhaiterait générer (quatrième de couverture). Déroutant, parce qu’il laisse l’étrange impression de faire, à chaque pas, un autre à l’exact opposé du précédent. Cela tient peut-être à son refus de se soumettre, selon ses propres termes, à « une vision simpliste qui, donnant l’illusion de la clarté, manquerait la complexité inhérente à la problématique et masquerait les authentiques difficultés » (p. 6).

Aurélien Barrau 1 se réclame d’un « relativisme exigeant » (p. 59), une proposition qui ne manquera pas de susciter l’intérêt de tous ceux qui souhaitent cheminer vers le vrai en se dotant des outils de la science et qui s’intéressent aux relations entre cette dernière et les croyances.

En une centaine de pages, l’auteur convoque, sur le ton assumé d’une conversation légère, Descartes, Derrida, Deleuze, Kuhn, Feyerabend… mais aussi, parfaitement au fait de la « guerre des sciences », Popper, Sokal, Boghossian… On regrettera l’absence de référence au sociologue Raymond Boudon, auteur, parmi d’autres, de textes 2 clairs et essentiels sur la définition et la critique du relativisme, un terme dont A. Barrau regrette qu’il soit mal compris.

L’auteur prétend être capable de démontrer l’inanité du canular de Sokal 3, car il serait possible de soumettre la critique d’un article de physique aux critères des sciences sociales pour aboutir, comme par symétrie, à une farce. Un emprunt aux postures d’un Feyerabend ou d’un Latour est ici clairement assumé. À l’opposé, il est difficile de taxer Aurélien Barrau de complaisance, tant il affirme qu’il faut faire face aux obscurantismes. La posture créationniste, par exemple, est jugée « scientifiquement inepte », l’évolution darwinienne des espèces constituant « l’un des modèles les plus fiables de tout l’édifice scientifique », peu éloigné « en termes de crédibilité, de l’énoncé de la rotondité de la Terre » (p. 50).

Selon A. Barrau, la science n’est pas pure construction sociale, mais une tension entre une réalité indépendante de nous et nos propres constructions. Elle serait plus une « création sous contrainte » qu’un dévoilement du réel, une «  manière de faire des mondes », qui plus est disponible parmi d’autres possibles (art, mysticisme, etc.). Une référence très nette à l’incommensurabilité des mondes chère à Kuhn et à Goodman. Un passage du livre consiste justement à proposer une méthode permettant de rejeter des thèses, comme le créationnisme, avec des critères qui ne relèvent pas de la seule « vérité scientifique ». L’auteur pense qu’il n’est pas possible de distinguer le monde de ses représentations. Il existe donc plusieurs « mondes vrais » possibles et la science n’est qu’une modalité parmi d’autres de « faire des mondes ». Les croyances à rejeter le seraient non seulement à cause de leur « fausseté » au regard de la science, mais parce qu’il n’existerait aucun monde où elles pourraient se revendiquer comme cohérentes. La lutte contre une pseudo-science ne peut se contenter des arguments de la science, car ceux-ci ne sont pas retenus comme « vérité » par ses adeptes. « Il faut être plus subtil. Il faut prendre en défaut les mondes pauvres – ceux fondés sur une axiomatique incohérente ou purement narcissique par exemple – à leur propre jeu. Il faut montrer qu’ils sont faibles ou faux suivant leur logique propre. Il faut souligner les incohérences ou incomplétudes internes. Tout est là » conclut A. Barrau (p. 54).

Bien qu’il fasse référence à la nécessaire distinction entre « ce qui est » (l’ontologie) et « ce qui doit être » (les choix de société), avancée par Hume dès le XVIIIe siècle, l’auteur entretient une certaine confusion entre science et idéologie, lorsqu’il aborde le créationnisme : « Il est aisé de montrer les collusions qui existent souvent entre les groupes de pression qui défendent cette vision, les cercles religieux intégristes et les mouvances politiques d’extrême droite réactionnaires. La posture créationniste condense à elle-seule toutes les caractéristiques de ce contre quoi je pense qu’il faut se battre. Mais au nom de quoi faut-il la combattre ? Telle est la question essentielle » (p. 49).

La réponse est dans la question. Il n’était peut-être pas nécessaire de prendre les chemins détournés d’un relativisme exigeant – et de l’épistémologie en général – pour justifier une lutte décidée au départ pour des critères éthiques ou politiques. N’est-ce pas là une manière alambiquée d’user de l’argument rhétorique du déshonneur par association ? Certaines formes de néo-créationnisme ou de finalisme cosmologique existent, qui ne sont pas politiquement connotées de manière aussi évidente, voire pas du tout. Bien que complètement infondées sur le plan scientifique, leur démarche téléologique en devient-elle un peu plus acceptable ? La lutte au nom des valeurs comme la non-violence, l’égalité, la richesse esthétique, que promeut l’auteur, aussi pavée de bonnes intentions qu’elle puisse être, laisse entrevoir une difficulté et même un danger potentiel : un affaiblissement de la science en tant qu’activité critique, au profit d’idéologies qui la surplombent et la contrôlent.

Qu’est-ce qui finit par générer l’inconfort ? Certains passages sont d’une lecture aisée et relèvent simplement du « bon sens », alors que d’autres sont de formulation assez absconse, empruntant aux « codes » chers aux auteurs que Barrau convie. L’ensemble de l’ouvrage relève davantage de l’opinion et de l’impression que d’une construction. Cela tient à la posture assumée par l’auteur dès l’introduction, mais également à quelques expressions : « Ce qui me gêne un peu chez Popper c’est son côté parfois trop bien rangé. Cette croyance ferme au progrès… Naturellement, notre description du monde est de plus en plus précise. Cela ne fait aucun doute. Nos capacités techniques ne cessent de s’accroître. Mais, comme l’a souligné le sociologue et philosophe Bruno Latour, l’idée de progrès est toujours un peu colonialiste » (p. 44). Le lecteur aurait préféré un développement critique plus argumenté.

La quatrième de couverture nous promet des emprunts aux théories physiques récentes. On trouvera la n-ième comparaison entre les constructions théoriques de Newton et d’Einstein, incompatibles quant aux mondes qu’elles décrivent, bien que la première puisse être vue comme un « cas limite » de la seconde 4. Les deux grandes théories physiques actuelles, mécanique quantique et relativité générale, sont brièvement convoquées à travers une interprétation qui, en s’appuyant davantage sur les mots que sur la démonstration, plaide en faveur d’une « relative réalité » (p. 54) : une forte impression de déjà lu… Référence aux univers multiples est faite, montrant comment cette approche est très diversement appréciée au sein de la communauté scientifique.

Le lecteur non philosophe tombera assez facilement d’accord avec A. Barrau sur un certain nombre de points, à commencer par son plaidoyer, difficile à contester, pour le pluralisme dans les sciences, jusqu’à la nécessité de traiter les gens et les animaux avec humanité. Mais ce n’était peut-être pas de cette manière que l’auteur souhaitait faire naître l’inconfort à la lecture de son livre.

1 Professeur à l’université Grenoble-Alpes et chercheur au Laboratoire de physique subatomique et de cosmologie du CNRS.

2 Pluralité culturelle et relativisme par R. Boudon, Comprendre, n°1 (2000), p. 311-339, PUF.

3 En 1996, le physicien Alan Sokal propose un article parodique, truffé d’interprétations de la physique quantique et dont l’absurdité est évidente, à la revue Social text. Il sera publié dans le numéro intitulé « Science wars » sans aucune vérification.

4 L’allusion à l’avance du périhélie de Mercure, censée illustrer le réfutationnisme de Popper, déçoit par son manque de précision : il ne s’agit pas d’une expérience conçue pour réfuter la théorie newtonienne, mais d’une observation, et l’auteur n’indique pas en quoi elle contredirait de façon décisive la gravitation universelle (p. 43).


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