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Espérance de vie : les traces des cataclysmes et des progrès

Publié en ligne le 1er août 2018 - Santé et médicament -
Ce texte est une légère adaptation par l’auteur d’un article paru dans Médecine/Sciences n° 3, vol. 33, mars 2017. Avec l’aimable autorisation de l’éditeur.

Un article récemment paru dans Nature [1] s’appuie sur un ensemble de données statistiques pour affirmer que la durée maximale de la vie humaine tend vers une limite et ne dépassera probablement guère 130 ans, s’inscrivant ainsi en faux contre ceux qui assurent bien imprudemment que « l’homme qui vivra 1 000 ans est déjà né » [2]. Cet article très convaincant émane de chercheurs nord-américains mais utilise les chiffres de mortalité français, donnant au passage un coup de chapeau à leur qualité. Parmi les informations supplémentaires accessibles en ligne figure un ensemble de courbes d’espérance de vie à la naissance pour une quarantaine de nations. C’est à quelques-unes de ces courbes 1 que je vais m’intéresser ici, car elles reflètent de façon frappante les grands événements survenus dans les pays correspondants.

Couple de vieux Ardennais, Paterne Berrichon (1855-1922)

Trois nations européennes à travers le XXe siècle

La Suisse
Espérance de vie à la naissance en Suisse (1900 à 2013)
Source : données de la Human mortality database [3], reprises par Dong et al. [1]. Les femmes sont en rouge, les hommes en bleu.

Je commencerai par la courbe d’espérance de vie à la naissance pour la Suisse, nation prospère et épargnée par les guerres (encadré). Elle montre une progression régulière, passant d’une cinquantaine d’années en 1900 à 80 ans ou plus en 2013. Comme on le sait, les femmes vivent plus longtemps et leur courbe est régulièrement au-dessus de celle des hommes. Un seul accident majeur, une forte chute de près d’une dizaine d’années, pour les deux sexes, vers 1919 : il s’agit là de cette terrible épidémie de grippe espagnole qui, au sortir de la « Grande Guerre », fit autant (sinon plus) de victimes que cette dernière.

Un point important est à noter ici : le fait que l’espérance de vie soit de 50 ans en 1900 ne signifie pas que les individus plus âgés étaient très rares dans la population. En effet, il s’agit d’espérance de vie à la naissance, or la mortalité infantile (avant un an) était encore très forte à l’époque : 150 enfants sur 1 000 décédaient avant l’âge d’un an (encadré). La valeur de 50 ans est donc une sorte de moyenne entre beaucoup de décès très précoces et la survie d’une partie significative de la population jusqu’à l’âge de 60, 70 ou 80 ans 2. Aujourd’hui, la mortalité infantile en France (ou en Suisse) est inférieure à 4 pour 1 000, et cette distorsion n’existe pratiquement plus : la plupart des décès ont effectivement lieu vers 80 ou 90 ans.

Mortalité infantile en France (1901 à 2011)
Décès avant l’âge d’un an, taux pour 1 000 naissances. Noter le pic très net en 1911 (voir texte). En 2011, cette mortalité est inférieure à 4 pour 1 000 [4].
La France
Espérance de vie à la naissance en France (1900 à 2013)
Source : données de la Human mortalité database [3], reprises par Dong et al. [1]. Les femmes sont en rouge, les hommes en bleu.

Pour la France (encadré), on passe d’une espérance de vie de près de 50 ans en 1900 à plus de 80 en 2013 (pour les femmes), mais les accidents sont nombreux et sévères.

Tout d’abord une baisse nette en 1911, pour les deux sexes : ce sont les conséquences d’un été particulièrement chaud qui a fortement augmenté la mortalité infantile (c’est très visible sur la figure en encadré) [5]. Vient ensuite une baisse majeure (près de 20 ans !) de 1914 à 1918 : ce sont les morts de cette grande tuerie, environ 1 300&bnsp;000 pour la France.

Seuls les hommes sont concernés, bien sûr. Immédiatement après, une deuxième saignée : c’est cette fois la grippe espagnole, qui touche aussi les femmes quoique moins durement. Suit un court entre-deux-guerres, à peine vingt années ; on arrive ensuite à 1940 où l’on voit surtout les pertes militaires (masculines) lors de l’invasion de juin 1940. Vient ensuite la période 1943-1945 où s’additionnent les victimes de la répression, du génocide juif et des bombardements alliés sur des villes françaises lors du débarquement en Normandie. Et, depuis 1945, une croissance régulière, sans accident majeur au cours de ces 70 années de paix. Paix certes relative, avec les guerres coloniales (Indochine, Algérie), mais ces conflits n’ont pas eu d’incidence significative sur la démographie de la métropole.


La Grande-Bretagne
Espérance de vie à la naissance en Angleterre et au Pays de Galles (1900 à 2013)
Source : données de la Human mortalité database [3], reprises par Dong et al. [1]. Les femmes sont en rouge, les hommes en bleu.

La courbe britannique (qui porte en fait sur l’Angleterre et le Pays de Galles) est très similaire, avec quelques différences significatives (encadré).

L’accident de 1911 (été particulièrement chaud) est présent là aussi ; les énormes pertes de la Grande Guerre apparaissent un peu plus tard qu’en France : la bataille de la Somme, très meurtrière pour les Britanniques (450 000 morts) a débuté six mois après celle de Verdun où ce sont surtout les Français qui étaient engagés. La grippe espagnole a fait ensuite des ravages. Une chute vers 1930 pour les deux sexes (visible aussi, mais moins nette, pour la France), correspond sans doute à l’impact de la Grande Dépression. Lors de la seconde guerre mondiale, les armées d’Albion ont subi relativement peu de pertes en 1940 3, mais, vers fin 1940 et 1941, on voit les pertes (masculines et féminines) dues aux bombardements sur Londres (le Blitz). À partir de 1943 enfin, les Britanniques sont engagés en Afrique du Nord, en Italie puis dans le débarquement de juin 1944, et l’espérance de vie masculine retombe à nouveau – contrairement à celle de la France, elle n’est pas affectée pour les femmes. Quelques différences donc, mais globalement une évolution très similaire, signe de la communauté de destin entre ces deux nations qui atteignent, au début du XXIe siècle, des valeurs d’espérance de vie enviables, parmi les plus élevées au monde.

L’espérance de vie à la naissance

Pourquoi les morts de la guerre lors d’une année donnée ont-ils une influence sur la valeur de l’espérance de vie à la naissance la même année ? Pour le comprendre, il faut se reporter à la définition du concept d’espérance de vie à la naissance (source : Insee, sur insee.fr).

« L’espérance de vie à la naissance (ou à l’âge 0) représente la durée de vie moyenne – autrement dit l’âge moyen au décès – d’une génération fictive soumise aux conditions de mortalité de l’année. Elle caractérise la mortalité indépendamment de la structure par âge. C’est un cas particulier de l’espérance de vie à l’âge x. Cette espérance représente le nombre moyen d’années restant à vivre pour une génération fictive d’âge x qui aurait, à chaque âge, la probabilité de décéder observée cette année-là. Autrement dit, c’est le nombre moyen d’années restant à vivre au-delà de cet âge x (ou durée de survie moyenne à l’âge x), dans les conditions de mortalité par âge de l’année considérée. »

Ainsi, pour la guerre de 1914-1918, on suppose pour les nouveaux-nés les conditions de mortalité du pays pour l’année de leur naissance, incluant celles produites par le conflit.

En Russie, les traces du chaos

Une dernière courbe va retenir notre attention, celle qui concerne la Russie (encadré).

Espérance de vie à la naissance en Russie (1960 à 2013)
Source : données de la Human mortalité database [3], reprises par Dong et al. [1]. Les femmes sont en rouge, les hommes en bleu.

Attention, les échelles ne sont pas les mêmes, l’évolution n’est montrée qu’à partir de 1960 : les statistiques antérieures, qui retraceraient les terribles purges staliniennes et les énormes pertes de la « Grande Guerre Patriotique », seraient sûrement très instructives, mais elles n’existent pas ou manquent par trop de fiabilité. L’échelle verticale est également différente, ce qui exagère la différence entre hommes et femmes, qui est néanmoins plus importante que pour la Suisse, la France ou l’Angleterre. L’évolution au fil du temps est par contre très semblable pour les deux sexes, et elle est frappante : finie la croissance régulière observée en Europe de l’Ouest… On commence par une stagnation, de 1960 à 1985, qui correspond à la longue période où, après l’éviction de Khrouchtchev, l’URSS 4 fut dirigée par Léonid Brejnev suivi, après sa mort en 1982 à 76 ans, par Youri Andropov (mort en 1984) puis par Konstantin Tchernenko (mort en 1985). Le système soviétique, dirigé par des vieillards qui meurent les uns après les autres, est alors à bout de souffle. En 1985, enfin un jeune : Mikhaïl Gorbatchev (51 ans), qui tente de réformer le système et suscite de grands espoirs, mais ne parvient pas à maîtriser l’évolution vers une économie de marché et aboutit à un désastre économique (baisse de moitié de la production), à la chute du mur de Berlin (1989) et à la dissolution de l’URSS (1991). Fait sans précédent en temps de paix, on assiste à une baisse de presque dix ans de l’espérance de vie masculine, ce qui montre bien l’ampleur de la catastrophe. Boris Eltsine prend la suite dès 1991, mais malgré une amélioration passagère vers 1998, la courbe de l’espérance de vie ne se stabilise qu’à partir de 2000 pour remonter nettement à partir de 2005. Vladimir Poutine est alors au pouvoir et il y est toujours.

Il me semble que ce graphique, comparé aux précédents, montre bien l’ampleur de la catastrophe sociétale qu’a été la chute de l’URSS, et explique la nostalgie dont l’époque soviétique fait actuellement l’objet en Russie malgré la terreur et les répressions de masse qui l’ont accompagnée – ambivalence éloquemment exprimée par Svetlana Alexievitch [6]. On comprend mieux pourquoi Gorbatchev, dont l’image en Occident est très positive, est haï par la plupart des Russes, qui lui attribuent la responsabilité du chaos des années 1990. La popularité de Poutine se lit aussi sur ces courbes qui remontent à partir de 2005, grâce à une certaine stabilité retrouvée et à l’exploitation des ressources énergétiques de la Russie.

Des graphiques qui ne mentent pas

L’état d’une société à différentes périodes peut être appréhendé à partir de multiples éléments, quantitatifs (produit national brut, taux de croissance) ou qualitatifs (enquêtes d’opinion). Parmi ces paramètres, l’espérance de vie est une sorte de juge de paix : difficile d’affirmer qu’une société va bien si cet indicateur baisse, et inversement. La croissance continue de cette espérance de vie dans la quasi-totalité des nations 5 relativise les discours alarmistes sur notre empoisonnement collectif par les particules fines, les résidus de pesticides ou les perturbateurs endocriniens – même si certains effets pourraient ne se manifester qu’après une ou deux décennies. En tous cas, comme on l’a vu dans cet article, l’évolution de ce paramètre reflète d’une manière étonnamment précise les grands événements (guerres, épidémies) qui secouent nos sociétés, et aide à comprendre bien des tendances actuelles.


Références

[1] Dong X, Milholland B, Vijg J, “Evidence for a limit to human lifespan”, Nature, 2016, 538:257-9.
[2] Alexandre L, « L’homme qui vivra mille ans est déjà né », interview, Capital, publié le 30 juillet 2014.
[3] Human mortality database (mortality.org).
[4] « Espérance de vie en France, 1900-2013 », Sénat, rapport 368 (20/2/2013). Sur senat.fr
[5] Rollet C, « La canicule de 1911. Observations démographiques et médicales et réactions politiques », Annales de Démographie Historique, 2010, 120:105-30.
[6] Alexievitch S, La fin de l’homme rouge, Actes Sud, 2013, 544 p.
[7] Insee, « Bilan démographique 2017 », sur insee.fr

1 Que les auteurs m’ont aimablement fournies en version détaillée, car les originaux sont peu lisibles.

2 À l’époque de la guerre de 14-18, Joffre ou Pétain avaient la soixantaine, Clémenceau, lui, avait dépassé les soixante-dix ans.

3 L’armée britannique a réussi à évacuer l’essentiel de ses effectifs à Dunkerque.

4 Union des républiques socialistes soviétiques, de 1922 à 1991, dont une partie correspond à la Russie depuis.

5 Notons cependant que, en France et pour la première fois depuis près de 50 ans, l’espérance de vie à la naissance a légèrement baissé en 2015 (passant de 79,2 ans à 79 ans pour les hommes, et de 84,7 à 84,4 pour les femmes). Elle a de nouveau augmenté en 2016 et 2017 (79,3 et 79,5 pour les hommes, et 84,5 et 84,6 pour les femmes) [7].


Publié dans le n° 324 de la revue


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L' auteur

Bertrand Jordan

Biologiste moléculaire et directeur de recherche émérite au CNRS. Auteur de nombreux articles et d’une douzaine (...)

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