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Henri F. Ellenberger

Publié en ligne le 29 mars 2011
Henri F. Ellenberger
Une vie 1905-1993

Andrée Yanacopoulo
Éditions Liber (Montréal), 2009, 392 pages, 31,50 €

Ellenberger (1905-1993) est un psychiatre de nationalité suisse, naturalisé français. Il a écrit une histoire de la psychothérapie, qui est l’ouvrage le plus célèbre sur le sujet. Une première édition est parue en 1970 à New York chez Basic Books : The Discovery of the Unconscious. The History and Evolution of Dynamic Psychiatry (932 p.). L’ouvrage sera complété puis traduit en français, italien, allemand, espagnol, japonais. La traduction française, parue chez Simep en 1974, s’intitule À la découverte de l’inconscient. Histoire de la psychiatrie dynamique. Une réédition est parue en 1994 chez Fayard. Elle compte 976 pages et environ 5000 références bibliographiques. Quand on sait que le professeur Dongier, son collègue à l’université de Montréal, disait « La caractéristique que j’ai apprise de lui c’est de toujours aller à la source. Je ne l’ai jamais vu citer quelque chose de seconde main », on mesure qu’Ellenberger a été un travailleur exceptionnel, infatigable. À quoi il faut ajouter : particulièrement honnête et consciencieux. Un conseil, reçu lors d’une rencontre avec le célèbre anthropologue Arnold Van Gennep, était devenu une de ses devises de chercheur : « Méfiez-vous des coups de pouce, autrement dit : Faites attention à cette tendance naturelle qu’on a d’embellir les faits en fonction de sa propre théorie ou de lui donner une couleur journalistique ».

À sa sortie, le maître ouvrage d’Ellenberger a été salué par les plus vifs éloges. Henri Ey, le psychiatre français le plus renommé du XXe siècle, en a fait une présentation élogieuse de 44 pages dans L’Évolution psychiatrique, la meilleure revue psychiatrique de l’époque.

L’œuvre d’Ellenberger compte d’autres livres et surtout des centaines d’articles, se caractérisant toujours par la minutie, la rigueur, la pertinence. Un certain nombre de ses publications présentent des vues nouvelles, originales, avant tout pour l’histoire de la psychiatrie, mais encore pour la criminologie et la sociologie des maladies mentales.

On pouvait s’étonner qu’un homme aussi remarquable n’ait pas fait l’objet d’une biographie détaillée. Avec le livre de Mme Yanacopoulo, c’est enfin chose faite. L’auteure a travaillé avec un soin exceptionnel, à l’exemple d’Ellenberger lui-même. Elle s’est abstenue d’interprétations psychobiographiques hasardeuses. Docteur en médecine et maître en sociologie, elle a déjà publié deux ouvrages d’histoire de la médecine, l’un sur Selye, l’autre sur la sclérose en plaques. Elle a suivi les cours d’Ellenberger à l’université de Montréal.

La première moitié de l’ouvrage devrait intéresser les amateurs d’histoire. Elle évoque la vie quotidienne d’un fils de pasteurs protestants en Afrique, séparé de ses parents à l’âge de neuf ans pour faire ses classes à Paris, à Londres, en Alsace, puis poursuivre à Paris des études de médecine, neurologie et psychiatrie. Dans sa présentation, l’auteure utilise les nombreuses lettres échangées entre Henri et ses parents, très soucieux de son développement moral et intellectuel.

La deuxième partie devrait intéresser au plus haut point les psychiatres et psychologues cliniciens, car on y trouve à la fois une grande quantité d’informations et des réflexions épistémologiques sur la psychologie et sur le travail de l’historien. Ainsi l’ouvrage pourrait intéresser des lecteurs de Science et pseudo-sciences.

Ellenberger s’est formé à la psychanalyse auprès d’un ami et disciple de Freud : Oskar Pfister. Ce dernier lui a confié que la biographie de Freud par Jones comportait des erreurs, notamment la légende selon laquelle Freud aurait été constamment attaqué de façon malhonnête. Nommé professeur à la Fondation Menninger, la plus grande institution psychiatrique du monde (située à Topeka, capitale du Kansas), Ellenberger enseigne « l’histoire de la psychiatrie dynamique », cours qui sera à la base de son célèbre ouvrage. Il découvre alors que l’on peut faire remonter l’histoire de la psychothérapie à la préhistoire et que sa période moderne commence au XVIIIe siècle. Par ailleurs, ses inlassables recherches bibliographiques l’amènent à développer la confidence de Pfister. En 1962, il écrit : « Je m’aperçois de plus en plus qu’une légende s’est créée autour des débuts de la psychanalyse et que le livre de Jones ne mérite guère créance. Il appartient plus à l’hagiographie qu’à l’histoire ». Au terme d’une enquête ayant l’allure d’un roman policier, il retrouve en 1971, dans un institut psychiatrique suisse, les dossiers concernant le placement d’Anna O, le célèbre cas princeps de la psychanalyse. Alors que Breuer et Freud avaient écrit que la patiente avait été délivrée de tous ses symptômes, Anna O avait été placée en psychiatrie, car l’issue de la « cure par parole » avait été désastreuse : la patiente était davantage perturbée qu’avant le traitement et était devenue morphinomane.

Ellenberger a fait pour le freudisme ce que Luther a fait pour le catholicisme : oser remettre en question l’autorité du Pape. Comme Luther, qui n’a pas remis en question les bases mêmes de la foi, Ellenberger n’a pas remis fondamentalement en question les thèses majeures de la psychanalyse. Notons toutefois que sa pratique clinique se basait sur une conception éclectique, dans laquelle Adler et Rogers occupaient une place importante, et qu’il a pratiqué des thérapies comportementales à la fin de sa carrière.

La réédition en français de son grand ouvrage en 1994 se présente avec une préface de Mme Roudinesco, la célèbre avocate française du freudisme. Cette préface et la photo de Freud placée cette fois en couverture vont à l’encontre d’une des thèses essentielles d’Ellenberger : alors qu’E. Roudinesco répète sans cesse que l’œuvre de Freud constitue une « rupture épistémologique » dans l’histoire de la psychiatrie, Ellenberger montre que Freud n’est qu’un auteur parmi d’autres du courant de l’analyse psychologique, un auteur beaucoup moins original que la grande majorité des gens le croient. Pour Ellenberger, l’innovation la plus frappante du freudisme est le retour aux Écoles philosophiques de l’antiquité gréco-romaine. Le freudisme n’est pas une École scientifique comme l’est par exemple l’École de Pasteur, c’est une École qui présente une doctrine officielle, qui rend un culte fervent au fondateur et qui engendre des hérésies et des scissions.

Avec raison, Yanacopoulo admire Ellenberger pour ses exceptionnelles qualités intellectuelles et morales. Ce sentiment ne lui a pas fait perdre son esprit critique, comme en témoigne par exemple ses réserves quant au titre même du magistral ouvrage d’Ellenberger. Elle note très justement que l’« inconscient » est un concept, non une chose que l’on « découvre » à l’instar de Colomb découvrant l’Amérique. Une série d’auteurs ont « inventé » un inconscient pour rendre compte de l’existence présumée de processus inconscients. C’est une nuance capitale pour ne pas verser dans la mythologie de l’Inconscient.

L’ouvrage présente en annexe des inédits d’Ellenberger. Il fournit une bibliographie exhaustive des publications d’Ellenberger (36 pages !) et d’écrits sur Ellenberger. Un index des noms permet de retrouver facilement des personnages clés de l’histoire de la psychothérapie. En un mot, cet ouvrage est la biographie indépassable d’Ellenberger. Elle ravira tous ceux que le sujet intéresse.