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L’« aventure humaine » est-elle programmée ?

Publié en ligne le 25 mars 2006 - Science et religion -

L’émission du 29 octobre 2005 sur Arte, dans la série « L’aventure humaine » proposait un thème scientifique sérieux, avec un titre séduisant : « Homo sapiens, une nouvelle histoire de l’homme ». Ce titre ne laissait rien transparaître de sa démarche spiritualiste. Et pourtant... le documentaire sera imprégné de téléologie 1, voire de créationnisme qui cache son nom. Heureusement, un entretien avec deux scientifiques mettra à jour les faiblesses de la théorie présentée.

Une mise en garde utile

Ce numéro de « L’aventure humaine » a pour but de présenter une théorie différente de celle de l’évolution de l’homme proposée par Darwin : celle de la chercheuse en paléontologie humaine Anne Dambricourt (CNRS), qui défend une logique interne à l’homme, sorte de moteur qui programme son avenir. Son argumentation repose sur la forme d’un tout petit os du crâne, le sphénoïde, faisant fi de tout autre aspect anatomique, de toute influence du milieu et de toute sélection qui en découle.

En introduction au documentaire, Michel Alberganti, journaliste au Monde, fait une présentation critique du film qui va être visionné. Il réaffirme d’abord que la théorie de l’évolution est largement admise, parce que bien étayée, par la communauté scientifique. Puis il ajoute qu’au sein même des institutions, des idées contraires émergent. Il cite les USA et le puissant mouvement américain des créationnistes. Enfin il présente les deux scientifiques qui donneront leur avis après la projection : Michel Morange, biologiste moléculaire et historien des sciences, professeur à l’université Paris-VI et à l’ENS (laboratoire de génétique moléculaire à Paris), et Pierre-Henri Gouyon, directeur du laboratoire UPS-CNRS d’Écologie, Systématique et Évolution, ainsi que professeur à l’Université Paris-Sud, à l’Agro et à l’École Polytechnique.

Décrédibiliser d’abord, puis s’affirmer comme pionnière

La première partie de « Homo sapiens, une nouvelle histoire de l’homme » s’attache d’abord à abattre la théorie de Yves Coppens, l’East side story 2. On ne comprend pas bien pourquoi, puisque Yves Coppens lui-même a volontiers admis que « l’east side story n’existe plus » 3. C’est la découverte de Toumaï, vieux d’environ 7 millions d’années, découvert au Tchad, loin de l’Est africain, avec des caractéristiques bien établies de bipédie, qui a signé la fin de la théorie de Coppens. Il ne s’en cache pas ; il cherche des explications, en collaboration avec le découvreur de Toumaï (Michel Brunet), à cette présence de l’hominidé en latitude alors supposée forestière.

Au cœur de la croisade créationniste

Anne Dambicourt-Malassé est l’auteur d’une théorie néo-créationniste à la française. Sa théorie ne rencontre aucun écho dans la communauté scientifique française, mais sert de cheval de Troie à l’Université Interdisciplinaire de Paris (UIP) pour faire passer son discours de « réconciliation entre science et religion » 4. Les liens avec les créationnistes américains ne sont pas qu’idéologiques. Anne Dambricourt-Mallasé, membre du Comité scientifique de l’UIP, est signataire de la pétition lancée par le Discovery Institute américain, cœur de la croisade créationniste aux USA (4 millions de dollars de budget selon le Chicago Tribune du 30 octobre 2005). Les signataires de la pétition affirment être « sceptiques devant la prétention de rendre compte de la complexité de la vie par des mutations aléatoires et la sélection naturelle » et estiment qu’ » une investigation approfondie de la validité de la théorie darwinienne devrait être encouragée ».

J.- P. K.

Pourtant, on saisit mal pourquoi Dambricourt renie cette théorie de l’East side story, puisque, pour elle, Toumaï n’est pas un hominidé, mais un grand singe des forêts. Dans le documentaire, elle dit : « La base est trop longue pour être celle d’un hominidé. Pour le moment, avec ces éléments, rien ne permet de penser que c’est un hominidé. » Elle observe l’os sphénoïde, et rien d’autre...

Coppens 5, lui, affirme, toujours au sujet de Toumaï : « Je l’ai retourné pour voir le trou occipital - c’est le geste que l’on fait toujours pour tester la position debout - parce que, même si le squelette manque, on voit bien comment est posée la tête sur la colonne vertébrale. Le trou occipital de Toumaï n’est pas placé comme celui d’un chimpanzé, il est bien en avant. »

Si Toumaï est un hominidé, comme la majorité des paléontologues le pensent, l’East side story est caduque, mais si Toumaï est un chimpanzé, la théorie a encore ses chances. On ne sait donc sur quel bord madame Dambricourt se positionne. Ce qu’elle retient, c’est que la théorie de Coppens est morte, parce que cela l’arrange. Mais elle renie en même temps la cause de cette chute.

L’« East side story » est donc balayée, jetée aux orties, avec le commentaire suivant : « Retour à la case départ ! » (Philip Tobias). C’était bien là le but : faire table rase des questionnements des scientifiques actuels et repartir non pas des influences du milieu (environnement de savane ou arboré, crises climatiques, changement de faune et de flore etc.) mais d’une hypothèse unique, préconçue et arbitraire : un moteur, petit homonculus 6, devenu entité génétique, qui règlerait nos gènes à l’heure dite, pour une destination prévue à l’avance. La nouvelle théorie, revendiquant la démolition de l’« East side story », instaure alors la doctrine de l’« Inside story ».

Le documentaire est passé d’un événement connu de la paléoanthropologie (l’abandon de l’hypothèse « East side story) à une hypothèse floue et mystique : une logique interne du vivant. On est encore éberlué du tour de passe-passe qui a permis ce saut !

La théorie de Dambricourt : l’« Inside Story »

Après cette mise en bouche anti-scientifique, nous voici à la porte des extraordinaires révélations faites par A. Dambricourt, aidée en cela par quelques fidèles : Ron Clarke, Philippe Tobias, Jean Chaline, et Marie-Josèphe Deshayes (orthodontiste). Son petit outil merveilleux, de ceux qui servent à tout et remplacent tout autre démarche, c’est l’os sphénoïde. Ce petit os, qui constitue la partie moyenne de la base du crâne, est une articulation entre les os du crâne et ceux de la face. Et la grande découverte de Dambricourt, c’est que ce petit os évolue ! Depuis 60 millions d’années, il se replie progressivement, permettant une base du crâne plus courte, un front plus haut, un redressement. Le constat de cette évolution n’est pas à remettre en cause, mais son usage, si. Car cet os est l’unique sujet d’étude de cette scientifique. À aucun moment elle n’envisagera autre chose. Pourtant son hypothèse devrait pouvoir se vérifier par une étude sur d’autres parties du corps. Quid du trou occipital, qui permet l’insertion de la tête sur la colonne vertébrale ? Quid de l’étude comparative des bassins, en pression ou en extension, selon la capacité à la bipédie ?

Si Anne Dambricourt se focalise sur cet os, c’est parce qu’il représente pour elle un fil conducteur vers une idée qu’elle a en tête : la programmation de notre évolution.

L’os évolue parce qu’il doit évoluer. Et notre paléontologue va nous le montrer en prenant un exemple dans le présent.

L’os sphénoïde déforme la mâchoire de nos enfants

Le documentaire affirme que les problèmes d’orthodontie de nos enfants augmentent actuellement de façon importante. De plus en plus d’enfants, partout dans le monde, se retrouvent équipés de « redresseurs de dents ». Nous voulons bien la croire. Mais que disent les statistiques ? Que 70 % des jeunes européens, 80 % des américains, et 95 % des japonais portent des appareils d’orthodontie. Elle en déduit que la progression est spectaculaire par rapport aux générations précédentes. Pour le savoir, il aurait fallu des statistiques issues de ce passé. Elle n’imagine même pas une autre lecture possible de ces statistiques. Y a-t-il vraiment augmentation des problèmes dentaires ou y a-t-il meilleur dépistage, en particulier dans les pays riches ? Les pourcentages annoncés ne concernant que les pays économiquement avancés (l’Afrique, l’Asie, ne sont pas répertoriées), aucune déduction scientifique ne peut en être tirée sur l’évolution. Tirer des conclusions évolutives en oubliant la moitié de la planète paraît bien abusif !

Contradiction majeure

Donc l’idée de Dambricourt est que l’os sphénoïde continue d’évoluer et que, par cette évolution en marche, il perturbe le positionnement des quenottes enfantines. Cette affirmation va bientôt se voir contredite par d’autres assertions assénées par elle plus loin dans le documentaire.

En effet, notre scientifique va s’attacher à nous énumérer les différentes étapes de l’évolution sphénoïdique. Une évolution, dit-elle, qui se fait par grandes mutations. Allons-y ! Le compte à rebours commence : 60 millions d’années, l’os sphénoïde est très allongé, c’est l’époque des prosimiens (dont les derniers représentants actuels sont les lémuriens) ; 20 millions d’années, premier repliement de l’os, et apparition des grands singes ; 6 millions d’années, second repliement de l’os et apparition des australopithèques ; 2 millions d’années, troisième repliement et apparition des hominidés ; 160 000 ans, quatrième repliement et sortie d’Afrique, apparition de homo sapiens.

Comme tout cela est simple et linéaire ! Mais comment « une évolution par grande mutation » peut-elle s’accommoder d’une évolution graduelle, lente, sur le même objet, du type de celle qui travaille les dents de nos bambins ? A. Dambricourt ne se pose sans doute pas la question, elle ne craint pas les paradoxes : l’os sphénoïde est à la fois soumis, tout en même temps, aux grandes mutations brutales et récurrentes et au travail lent de transformation dans le quotidien de nos enfants. On aimerait comprendre ce processus bizarre...

Les multiples berceaux d’homo sapiens

En paléontologie, plusieurs hypothèses ont cours : homo sapiens est sorti d’Afrique et a colonisé le monde. Ou bien les différents ancêtres (habilis, ergaster) sont sortis d’Afrique et ont donné naissance, partout où ils sont allés, à homo sapiens. Cette dernière hypothèse est celle du régionalisme. À votre avis, quelle est celle qui va séduire A. Dambricourt et qu’elle va adopter ? La seconde, bien sûr, parce qu’elle justifie la théorie du déterminisme génétique, de la programmation : partout où il va, homo ergaster ou habilis donnera naissance à homo sapiens puisqu’il a été dit que ce serait ainsi. La première hypothèse est trop liée à l’influence du milieu et ne lui convient pas : si homo sapiens est né en Afrique, c’est que son environnement, le berceau africain, avait permis cette évolution. Ce serait minimiser le rôle du gène et de ce moteur interne qui œuvre pour nous !

On voit ainsi à quel point sa doctrine est arbitraire, motivée par une idée finaliste et peu étayée par les faits.

La conclusion du documentaire est claire et élude la science. L’évolution dans le temps de l’os sphénoïde nous montre « qu’on va toujours au même endroit et que la solution est unique. Si on dévie, on est perdu. »

 » La vraie leçon à enseigner aux enfants, par le langage, ce sont les rituels, l’esprit, l’élan spirituel, qui sont des mécanismes de survie » Philip Tobias.

Foin du darwinisme, foin de la science, place au mystique et au créationnisme.

Les réactions de Gouyon et Morange à l’issue du film

Peu de temps a été accordé aux deux scientifiques mais les choses dites ont été denses et claires. Michel Alberganti a animé de façon critique cet entretien.

L’idée de « moteur interne » chère à Dambricourt a évoqué chez Michel Morange « une vieille tradition inutile et inefficace ». Il dénonce chez la paléontologue l’excès de puissance accordée aux gènes, en particulier aux gènes architectes, qui ont pourtant besoin d’un milieu favorable pour s’exprimer

La simultanéité de la présence de sapiens sur tous les continents est contestée par les deux scientifiques : elle est incompréhensible dans le cadre d’un moteur interne. Ce serait attribuer des intentions à l’évolution et c’est de la science-fiction.

Ils expliquent aussi que l’os sphénoïde n’est pas une découverte de madame Dambricourt, contrairement à ce qu’affirme le documentaire. Il est connu depuis 1934.

Ils dénoncent aussi les faits cachés (qui n’alimentent pas sa doctrine), les glissements, les faits sortis de leur contexte, le manque de démonstration.

Enfin Pierre-Henri Gouyon conclura en expliquant que l’évolution ne joue pas sur les organismes mais sur leur développement. Il notera que l’expression « sélection naturelle » n’a pas été prononcée une seule fois dans le documentaire. C’est pourtant à travers elle que l’environnement agit sur l’évolution.

La menace créationniste, discrète mais efficace

Les deux hommes n’ont pas manqué de souligner la forte connotation créationniste du documentaire. Rien n’a directement été dit, mais tout le vocabulaire tendait au religieux (rails, direction précise, logique interne, solution unique). L’Intelligent Design (le dessein intelligent) est alors évoqué ; il est défini ainsi : fait évolutif guidé. Ce fait évolutif guidé est contraire aux constats de diversité que l’on fait dans la nature. Un fait encadré par une contrainte forte ne peut pas donner naissance à tous les possibles.

M. Morange et P.-H. Gouyon s’unissent enfin pour rappeler qu’il n’existe aucune loi de complexification de la nature et que madame Dambricourt, avec sa logique interne, ferait mieux de laisser ses opinions religieuses au vestiaire, ce qui lui éviterait de bâtir « des scénarios mythiques, sans justification scientifique ».

On ne pourra que se féliciter de l’intervention de ces deux scientifiques, et remercier la chaîne Arte qui a réagi de façon rapide aux signaux d’alerte de la communauté scientifique et rationaliste, en particulier le courrier de notre vice-président Michel Naud 7, en programmant un débat. Souhaitons seulement que tous les téléspectateurs aient eu la patience d’attendre la fin du film pour avoir cet éclairage.

1 Téléologie : Étude de la finalité. Science des fins de l’homme. Doctrine qui considère le monde comme un système de rapports entre moyens et fins (extrait du Petit Robert électronique).

2 La théorie « East side story » de Coppens postule que l’hominidé est un être de savane et que c’est cette dernière qui a forcé l’australopithèque à se redresser pour s’y adapter. La Rift Valley, en Afrique de l’est, séparait le domaine de la savane, de la forêt à l’ouest. Et aucun fossile hominidé n’avait jamais été trouvé en forêt à l’ouest.

3 Dans un entretien donné à la revue La Recherche, retranscrit dans l’ouvrage collectif Homo sapiens, l’odyssée de l’espèce, éditions Tallandier-La Recherche, 2005.

4 à propos de l’UIP, voir les précédents numéros de SPS.

5 Extrait de l’ouvrage cité en note 3.

6 Petit être vivant à forme humaine, que les alchimistes prétendaient fabriquer.

Publié dans le n° 270 de la revue


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L' auteur

Agnès Lenoire

Agnès Lenoire est enseignante. Elle a été membre du comité de rédaction de Science et pseudo-sciences. Elle (...)

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