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L’erreur économique

Publié en ligne le 8 juillet 2004 - Sociologie -
par Raymond Carpentier - SPS n° 230, novembre-décembre 1997

Eh ! Les économistes. Quand allez vous vous taire ? Vous affirmez posséder une science ; une science qui dirait les lois de l’Économie. Vous ne vous intéressez pas, dites-vous, aux discours des idéologues. Vous êtes objectifs. Vous constatez la réalité des choses ; réalité qui s’imposerait comme une nécessité et devant laquelle tout le monde devrait se plier. Par « la force des choses », si vous voyez ce que je veux dire. Tel est le visage que vous présentez.

Malheureusement votre prétendue science est prise en défaut plus souvent qu’à son tour. Et les explications que vous donnez de ses échecs à prédire l’évolution des choses (principal objet de la science depuis Francis Bacon) sont désespérément a posteriori. Prédire semble bien, en effet, un bon moyen d’avoir toujours raison.

Si la science économique (quand nous disons « économique » nous n’entendons pas qu’elle serait économe de nos deniers) produit tant d’échecs de ses prévisions, ne serait-ce pas parce qu’elle traite d’un objet – l’échange onéreux entre les personnes – qui ne présente pas les régularités répétitives sans lesquelles la science ne peut pas se prononcer ? L’économie a voulu, selon le mot de Joan Robinson, « singer », la physique. La planète Jupiter, il est vrai, répète bêtement son parcours sur son orbite. Il en est autrement des agents économiques, dont les parcours ne ressemblent pas à des orbites planétaires. En tous cas, on peut en douter quand on voit ces agents réagir, devant les conjonctures qui leur sont offertes. Rien ne le montre mieux que les cours de la Bourse, et pourquoi tous les « logiciels » qui ont prétendu simuler l’évolution des cours à la Bourse ont sombré dans le ridicule (du moins chez les gens sérieux qui ne se laissent pas prendre aux mirages des superstitions magiques ou numéragogiques). Raison pour laquelle, lors de ce fameux octobre noir, les directeurs de portefeuille soucieux d’arrêter le massacre ont tourné la clef des machines pour les empêcher de sévir. Il y a quelques années un publiciste américain publiait un livre qui donnait une formule pour prédire l’évolution des cours en fonction d’un certain nombre de critères observables dans les cours passés. Le livre eu un vif succès de librairie et son auteur fit fortune rapidement. Malheureusement pour eux il n’en fut pas de même pour ses lecteurs, car dès que le système fut connu, tout le monde l’appliqua et il perdit toute efficacité. Évidemment ! La Bourse est un jeu et le jeu par définition ne contient pas son issue dans ses commencements ; sans quoi il ne peut pas y avoir de jeu.

Dans le domaine des sujets humains, la chose dont on parle est influencée par ce qu’on dit sur elle. C’est ce qu’on appelle – quand on ne se trompe pas – « l’effet d’annonce ». Effet d’annonce qui ne doit pas être confondu (comme le font couramment journalistes et politiciens) avec le simple impact d’une annonce, c’est à dire l’effet de sensation provoqué par une information importante. L’effet d’annonce veut dire que ce qu’on annonce est transformé par le fait qu’on l’annonce. Autrement dit, l’effet d’annonce désigne le fait que la chose qui est annoncée n’est pas la chose qui adviendra. D’une manière plus précise, on annonce une chose pour qu’elle ne soit pas, mais devienne autre. L’exemple le plus clair est celui que j’ai appelé (avant Michel Godet auteur de l’effet d’annonce) l’effet bison futé. La gendarmerie annonce que les routes seront pleines dans l’intention évidente de les vider. Ce qu’ont compris les malins qui la prennent à ce moment-là. D’où le remplissage de la route en un deuxième temps. D’où la course poursuite entre l’annonce et les faits, chacun chassant sur les traces de l’autre.

Pour être encore plus explicite disons qu’annoncer la pluie a un effet d’impact : les gens prennent leur parapluie. L’annonce de la pluie ne provoque pas d’effet d’annonce, car la pluie se moque de ce qu’on dit sur elle. Elle tombe, tout simplement. Alors que ce que l’on dit sur ce que les hommes feraient transforme ce que les hommes feront.

La science économique n’est pas une science. L’économie est une action, une pratique, qui agit sur les choses et les gens. Mais, comme elle se, présente sous le masque de l’objectivité, prétendant constater les choses (et cachant qu’elle les influence), elle est une arnaque pour les naïfs qui se croient mis en face d’une fatalité. Ainsi les économistes peuvent-ils convaincre les démunis de se plier à un ordre qui leur est présenté comme la « force des choses » et non pas comme il est en vérité, c’est à dire la volonté de leurs exploiteurs.

Un exemple parmi mille : la mondialisation de l’économie qui engendre évidemment chômage et baisse des salaires (que ceux qui ne le savent pas veuillent bien s’informer au Desk). S’agit-il de la force des choses ou de la volonté des nantis de faire baisser les salaires en provoquant la mondialisation de l’économie ? Et comment la prétendue science agit-elle ici sous son masque d’objectivité ?

C’est pourquoi la place des économistes dans les sphères de la politique devrait être redéfinie. Leur rôle devrait se limiter à proposer des scénarios possibles et à laisser aux citoyens le rôle de choisir celui qui leur convient. Quand ils désignent le scénario qui leur paraît le bon, les économistes commettent une forfaiture.

6.12.97
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(Au printemps 1996 les logiciels qui prétendent gérer les portefeuilles boursiers ont dû, de nouveau, être stoppés dare-dare pour éviter les catastrophes.)


Thème : Sociologie

Mots-clés : Économie