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L’incantation est-elle une stratégie efficace ?

Publié en ligne le 21 février 2013 - AFIS -
par Hervé This, réponses en notes de Martin Brunschwig - SPS n° 302, octobre 2012
Nous publions ici une lettre que nous a adressée Hervé This à propos de notre action en général, et de son efficacité en particulier. Une version abrégée a été publiée dans le n° 302 de Science et pseudo-sciences.
Cette discussion concerne les adhérents de l’AFIS, mais plus généralement, les lecteurs de la revue Science et pseudo-sciences qui partagent tout ou partie des motivations de notre action. Martin Brunschwig, responsable pour le comité de rédaction de la rubrique « Lecteurs », donne dans les notes son point de vue. Le débat est ouvert à ceux de nos lecteurs qui voudraient y apporter leur propre contribution.

Des hésitations

Alors que je me préparais récemment à rédiger une « brève » pour la revue de cette association d’intérêt public qu’est l’AFIS, je me suis demandé si j’avais raison de prendre un peu de temps pour faire une sorte de résumé de travaux marquants dans mon champ disciplinaire. J’ai retenu ma plume, avec laquelle j’aurais sans doute, à l’aide de quelques effets de manche, fait penser aux lecteurs qu’il y avait une découverte merveilleuse de plus dans le monde de la science, et j’ai relu les derniers numéros de la revue.

Bien sûr, comme tout scientifique ulcéré par les marchands de peur, les escrocs à la santé, les prometteurs d’Eden et autres malhonnêtes, je suis attiré par l’adhésion à l’AFIS et la lecture de son journal. Chaque article de la revue me fait vibrer d’indignation, me donne une envie renouvelée d’éclairer les débats publics par ma (modeste) compétence, en vue d’un peu plus de rationalité, indispensable pour la saine prise de décisions qui engagent la collectivité où nous vivons. J’admire le travail de la rédaction, j’adhère aux causes considérées... mais je m’interroge.

Par exemple, si j’examine le numéro consacré aux attentats du 11 septembre, ne suis-je pas convaincu, avant même de lire le premier des articles, qu’il n’y a pas eu de complot ? La lecture de ce document est alors inutile, du point de vue de ma conviction (il faudra revenir plus loin sur la question : les articles permettent-ils de mieux mener les combats rationalistes ?) 1

Inversement, ceux qui croient au complot ne liront certainement pas la revue, ou, alors, ils la liront en s’irritant à chaque mot : dans les deux cas, les articles sont inutiles, pour essayer de convaincre ces personnes. Alors, les indécis ? La revue tire à 5000 exemplaires, ce qui est... bien peu par rapport aux media audibles que sont les grandes chaînes de télévision, de radio, les quotidiens nationaux, et même les revues de vulgarisation scientifique. 2

Pourtant, que d’énergie dépensée par la rédaction, par les auteurs ! Que d’intelligence mise en œuvre, dans l’analyse des cas considérés, ainsi que dans la rédaction de textes analysant les raisons pour lesquelles il n’y a pas de molécules du principe actif dans l’homéopathie, pour lesquelles les résidus de pesticides sont bien moins risqués que les benzopyrènes des barbecues, pour lesquelles les religions des systèmes bien contestables... Tout cela, en pure perte ? 3

Au fond, quel est l’objectif : contribuer à changer les idées d’un public mal informé, ou trompé. 4

Comment nous y prendre ? Des décennies de combat rationaliste personnel m’ont montré - et ont montré à tous mes amis également engagés dans de tels combats- que les diverses manières ne se valent pas. Certaines sont inefficaces, d’autres augmentent la confusion, d’autres encore accroissent
les peurs et les réactions de rejet ; quelques-unes semblent avoir une action.

Quelles stratégies ?

Lesquelles sont les bonnes ? Voilà ce que j’aimerais trouver à l’AFIS, et dans sa revue : une discussion des stratégies de combat rationaliste, quelque chose qui nous aide tous, non pas pour les combats pour lesquels nous ne sommes pas légitimes (chimiste, je crois qu’il serait illégitime que j’intervienne dans des débats sur les OGM et qu’il vaut mieux que je me concentre sur les champs que je connais le mieux), mais pour les combats où notre devoir civique nous conduit à participer. 5

Bien sûr, nous pourrions tous continuer à « faire de notre mieux », en mettant en œuvre toutes les ressources de notre intelligence, de notre culture (la lecture de Platon), de notre savoir, mais ne pourrions-nous pas mettre en commun des analyses de situation, afin de ne pas sans cesse réinventer le fil à couper le beurre, en supposant que nous sachions l’inventer (je parle d’un « fil à couper le beurre » métaphorique, qui serait en réalité une stratégie de persuasion) ?

Des questions à propos de la question

La question posée étant difficile, on comprend que l’AFIS n’ait pas pris sur ses épaules la charge totale du combat rationaliste, mais, inversement, peut-elle limiter sa mission à ’informer de manière aussi rigoureuse et compréhensible que possible ? Pour avoir animé la revue Pour la Science depuis 1980, je peux témoigner que c’est déjà la fonction de cette revue (je parle de Pour la Science, mais il existe bien d’autres entreprises de vulgarisation, où le projet est analogue)... qui diffuse bien plus d’exemplaires que la revue de l’AFIS. Pourquoi ne pas, alors, contribuer à des revues, émissions de radio ou de télévision existants, au lieu de s’épuiser à créer une revue de plus ? 6

Ne serait-il pas plus efficace de chercher des partenariats, et d’aider les grands supports à diffuser des informations telles que nous les voudrions ? 7

Ces entreprises de vulgarisation commerciales voudront « plaire », mais est-ce opposé au but d’informer justement ? 8

Notre bon Jean de la Fontaine semble avoir répondu un non clair, avec son « Si Peau d’Âne m’était conté, j’y prendrais un plaisir extrême ».

Et puis, dans cette hypothèse où l’AFIS se limiterait à informer de façon rigoureuse, pardonnez-moi d’observer que des numéros entiers sur l’autisme, les attentats du 11 septembre, l’homéopathie, etc. manquent de variété et de charme ! Un article, d’accord, mais plus relève de l’incantation, cette même incantation que nous dénonçons, parce qu’elle est trop souvent utilisée à des fins malhonnêtes. 9

Enfin, dans cette hypothèse « faible » de la mission de l’AFIS, il manquerait alors une structure pour faire davantage, pour mener ce merveilleux combat rationaliste et éclairé que fut celui des Encyclopédistes. 10

L’art de la persuasion

D’ailleurs, j’y reviens : quelles sont les stratégies efficaces ? N’existe-t-il pas des études bien faites des manières de convaincre ? Et sont-elles universelles, valables pour toutes les circonstances, tous les interlocuteurs ? Ou bien les choses sont-elles plus complexes, et il faudrait de la « finesse » pour convaincre ? 11

Pis, quand c’est la mauvaise foi qui fait adhérer à des idées fausses, est-il utile de perdre son temps à lutter ? Peut-on limiter l’influence néfaste de tels individus ? 12

On comprend bien que l’humanité a souffert de tout temps de ces derniers, et que nombre de belles personnes du passé ont déjà cherché, avant nous, à lutter pour la « vérité ». Socrate en est mort, et bien d’autres après lui, en ce qu’ils gênaient ceux qui voulaient du pouvoir. Apparemment, nous devrions pouvoir faire notre miel de toutes ces tentatives, et produire un « manuel à l’usage de ceux qui veulent convaincre de la justesse de leurs idées sans finir au bûcher ». Une œuvre d’utilité publique ? 13

En attendant la publication de ce livre salutaire, ne pourrions-nous pas avoir, dans la revue de l’AFIS, une rubrique consacrée spécifiquement à cette méthodologie que j’appelle chaque jour de mes vœux, quand j’ai « les mains dans le cambouis » d’une conférence, d’une émission de radio ou de télévision ? 14

En attendant, comme indiqué dans un texte précédent, je me résous, avec un sentiment de faire mal, à croire que c’est l’enthousiasme (« une maladie qui se gagne, selon Voltaire ») qui permet, quand il est bien « dirigé » (relire le paradoxe sur le comédien, de l’admirable Denis Diderot), qui est la stratégie la moins mauvaise dont je dispose.

Toutefois, j’aimerais être réfuté (quantitativement !), par des collègues plus expérimentés, ou qui auraient étudié ces questions plus en profondeur, plus... rationnellement. 15

Voir aussi l’opinion d’Alain Blieck, SPS n° 303, janvier 2013.

1 Si l’on est convaincu qu’il n’y a pas eu de complot, il peut aussi être intéressant de connaître les allégations des complotistes. Et plus intéressant encore, on « sait » qu’il n’y a pas eu complot, mais on ne connaît pas forcément toutes les infos qui peuvent appuyer cette conviction, et qui permettent éventuellement de savoir quoi répondre aux personnes tentées par ces théories.

2 Il me semble que partir, comme vous le faites, de la « réception » de nos articles n’est pas la bonne démarche… Nous partons des faits, nous écrivons ce que nous estimons juste et vérifié, et « advienne que pourra » ! Qui sait si des convaincus ne changeront pas d’avis ? Qui sait si ce numéro (ou un autre) ne va pas toucher tout d’un coup un public plus vaste ? Qui sait si 5000 lecteurs ne sont pas 5000 séries de parents/amis/relations qui deviennent bien davantage ? Et d’ailleurs, à partir de combien de lecteurs estimeriez-vous que ça vaille la peine ?... Notre revue n’a (sans aucun doute !) pas encore le public qu’elle mérite, mais sa diffusion est en progression constante. Et nous ne pourrions faire évoluer de façon spectaculaire cette situation sans recours à la publicité. Or, il est bien évident que notre indépendance, garante de la qualité de la revue, est plus primordiale encore à nos yeux.

3 Peut-être est-ce en pure perte… Mais pourquoi ne considérer que cette option bien pessimiste ? L’optimiste pourrait répondre, outre notre progression constante, que la revue dispose aussi de lecteurs et de soutiens de grande qualité, ce qui a son importance.

4 Notre objectif est d’informer. Le reste vient, ou peut venir « par surcroît ».

5 Personnellement, je vous rejoins (j’avais écrit il y a longtemps que SPS devrait se doter d’une rubrique « Comment survivre quand on essaie d’être rationnel dans ce monde cruel et déboussolé ? »). Mais qui dit nouvelle rubrique, dit nouveau travail, nouveaux textes à écrire, à chercher, nouveaux auteurs, etc. etc. Pourquoi ne tenteriez-vous pas vous-même cette aventure ? Ce serait tout à fait passionnant ! Cela dit, vous pensez bien que nous nous posons constamment ces questions « en interne ». Est-ce la place de la revue elle-même d’en faire état, ou est-il plus judicieux de réserver ces questionnements pour l’Afis elle-même en tant qu’association, soit sur le site Internet, soit dans nos échanges, soit au moment des assemblées et autres rencontres ?

6 La revue existe depuis très longtemps ! Et même si le travail est intense, ce n’est pas « épuisant »… }C’est un travail passionnant, parfois même tout à fait exaltant, qui nous fait progresser nous-mêmes dans la connaissance.(Et d’ailleurs, ne nous empêche nullement de participer à bien d’autres médias, naturellement.)

7 Mais justement, les autres médias ont de tels impératifs (ne fâcher personne, notamment, pour garder le plus grand nombre d’auditeurs) que pour transmettre les infos « que nous voudrions », il vaut mieux le faire nous-mêmes. Même lors de nos participations que j’évoquais à l’instant, on est bien souvent assez frustrés…

8 Oui !

9 Ce n’est pas tant l’incantation en tant que telle que nous dénonçons, c’est quand c’est faux ! Mais cela dit, vous avez raison : nous avons fait évoluer la revue vers des articles plus courts et plus variés. Espérons que vous jugerez cela positivement (mais attention aussi à ne pas confondre avec les numéros « hors-série », par définition construits autour d’un seul thème, pour en faire le tour de manière plus complète).

10 Il ne tient qu’à vous de créer une telle structure ! (Quelle bonne idée)

11 En complément de ce rôle d’information qui est le nôtre, il m’a toujours semblé que notre action était aussi, peut-être surtout, pédagogique. Dans ce domaine, nombreuses sont les opinions, sans doute moins les études « bien faites »... Comme la connaissance est chose si difficile à établir de façon fiable, et que d’innombrables erreurs entachent les renseignements transmis par les médias habituels, nous nous retrouvons souvent en position de devoir expliquer comment fonctionne la science, comment s’établit une connaissance, comment des erreurs ont pollué tel ou tel débat, etc. Mais il ne s’agit pas tant d’un « combat » à proprement parler que de l’espérance que l’exposition de faits trop peu connus aidera à se forger son opinion. Et la perspective est le long terme, voire le très long terme : Jean Bricmont, dans un éditorial (SPS 248, septembre 2001), faisait remarquer que nos ancêtres adhéraient à un grand nombre de croyances irrationnelles auxquelles plus personne ne croit aujourd’hui et soulignait que la transition s’est opérée, en partie au moins, « }parce qu’entre temps des gens ont montré, au moyen d’arguments rationnels, qu’elles étaient fausses »

Dès lors, la question de l’efficacité, pour cruciale qu’elle soit, ne revêt pas un caractère aussi « dramatique » que vous le peignez, me semble-t-il… À titre personnel, je suis persuadé de l’utilité et même de la nécessité de se poser ces questions, comme le ferait n’importe quel pédagogue, pour vérifier que son « public » (élèves ou non, c’est la même chose) peut s’approprier les informations transmises de la meilleure manière possible. D’ailleurs, nous ne manquons pas de nous poser ces questions à chaque numéro ! En témoignent, dans le n°300, l’article de Brigitte Axelrad sur « KISS » (Keep it simple, stupid !) ou encore le témoignage d’un médecin dans le courrier des lecteurs qui allaient dans ce sens d’un partage d’expérience sur les meilleures manières de convaincre, sans parler des réflexions passionnantes d’un certain… Hervé This, parues dans le n°294 de janvier 2011 !

12 Non, lorsque la mauvaise foi est manifeste, un dialogue ne donne que des coups d’épée dans l’eau, c’est certain… Mais on peut au moins dénoncer ces agissements.

13 Vous débordez de bonnes idées. Pourquoi ne pas nous offrir un tel manuel ? Je serais enchanté de le lire ! (Et comme je parlais de l’article « Kiss » de Brigitte Axelrad : cet article résume en fait un petit guide de huit pages qui va dans ce sens et qui pourrait constituer une première base de réflexion : « the debunking handbook (le guide de la démythification), de John Cook et Stephan Lawandowsky).

14 Personnellement, je verrais d’un très bon œil une telle initiative. Mais je vous renvoie d’une part à ma toute première intervention, et d’autre part, le danger est de ne pas avoir de quoi « nourrir » cette rubrique à chaque numéro…

15 En attendant de trouver peut-être des études sur la question (il serait très intéressant de se renseigner là-dessus), je partage votre sentiment : c’est sans aucun doute l’enthousiasme qui est le vecteur le plus efficace.

Publié dans le n° 302 de la revue


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