Accueil / Notes de lecture / La fin des idoles

La fin des idoles

Publié en ligne le 27 juin 2018
La fin des idoles

Nicolas Gaudemet
Tohubohu Éditions, 2018, 478 pages, 19 €

Ce roman, dont le nombre de pages peut être dissuasif (plus de 400), est pourtant très captivant et se lit très facilement, tant il tient le lecteur en haleine du début à la fin, avec son rythme haletant à l’image d’une série télé. Et justement, son originalité vient de ce qu’il nous confronte aux problèmes de notre époque avec cette présence constante dans nos vies des médias, de la télévision, de la publicité pour les marques, sans oublier le développement du numérique avec ses tablettes et smartphones qui nous plongent dans les réseaux sociaux, avec cette recherche constante de l’attention de l’autre conduisant souvent au combat des egos. L’auteur de ce récit fictif fait apparaître les neurosciences comme l’approche susceptible de libérer les personnes de cette emprise, alors même qu’elles sont aussi impliquées dans le développement de ces problèmes, tandis que la psychanalyse tente de la contrer dans son entreprise. C’est ainsi que nous assistons à une confrontation sans fin des neurosciences et de la psychanalyse à travers ses deux spécialistes que sont Lyne Paradis et Gerhard Lebenstrie, affrontement dont sont coutumiers les acteurs dans le monde de l’autisme…


« Un journaliste spécialisé dans l’analyse de données s’amusa même à juxtaposer sur une photo satellite de la France les points localisant les tweets pro-Paradis et pro-Lebenstrie. Au-dessus de Paris, cela donnait deux monstres météorologiques s’agrippant l’un l’autre et luttant sans merci. » (p. 171)

Alors que les médias sont déjà infiltrés par des psychanalystes, comme TF1 avec Gerhard Lebenstrie, une neuroscientifique prénommée Lyne Paradis (nom qui n’est pas choisi par hasard), qui souhaite guérir la société de ce problème des idoles, décide d’infiltrer, elle aussi, une chaîne de télévision (V19) où elle crée des émissions qui engendrent un scandale en mettant en scène une « Paloma », à la fois boulimique et avide de célébrité comme beaucoup. Lyne Paradis a décidé de la guérir devant le public avec des électrodes implantées sur son cerveau, en se proposant d’entraîner cette dernière à s’affranchir de son désir de célébrité. En effet, à travers Paloma, Lyne a ce projet ambitieux de changer notre société. Et compte tenu de l’écho médiatique très rapide de la première émission, faisant de la publicité aux neurosciences, un psychanalyste célèbre, ennemi des neurosciences, décide de se lancer à l’attaque pour essayer de discréditer Lyne Paradis et empêcher ainsi ce mouvement des neurosciences de prendre de l’ampleur. Car ce psychanalyste comprend que son mouvement a tout à perdre et que si on laisse faire, c’est la psychanalyse qui risque tout simplement de disparaître…
C’est ainsi que Paloma, cette victime des médias et esclave de ses propres désirs qu’elle ne peut maîtriser, va se trouver être l’enjeu des deux approches, qui vont tour à tour s’affronter tout au long de ce roman. À travers son cas, chacun tente de faire son autopromotion en essayant la guérir. Elle-même va naviguer entre les deux, acceptant d’abord d’être la vedette de l’émission de Lyne Paradis et faisant ensuite un détour par une cure analytique, qui va totalement échouer à la guérir de son désir de célébrité. Lyne Paradis l’a écartée volontairement et provisoirement de sa première émission de télévision dénommée « Obsession célébrité », pour la mettre en difficulté et pour que s’accentuent ses symptômes de dépendance afin de rendre son cas et sa guérison plus spectaculaires. Aussi Paloma tentera de se venger en allant vers son ennemi psychanalyste, lui aussi en contact avec une chaîne de télévision, qui lui fait miroiter la possibilité de s’y insérer.
Ce que veut combattre Nicolas Gaudemet dans son roman, ce qu’il confirme dans une interview, ce sont les méfaits de nouvelles approches comme celles du neuro-marketing, accompagné d’un « matraquage publicitaire » qui nous manipule. Et c’est une expérience réelle avec Pepsi et Coca-cola qui a provoqué en lui un déclic et lui a donné l’idée d’imaginer une expérience qui consisterait à combattre ces dérives du neuro-marketing manipulé par les médias, en utilisant leurs propres armes. « C’est ainsi qu’est née Lyne, qui infiltre une chaîne de télévision pour tenter de faire imploser le système médiatique grâce aux neurosciences. » 1
Voici comment l’auteur explique l’origine de son roman. Et comme, pour les besoins de l’intrigue, il fallait trouver un ennemi à cette approche, il a choisi l’ennemi naturel des neurosciences, la psychanalyse ! Quant à cette expérience avec les électrodes, choisie dans le roman pour aider les personnes en mal de célébrité à venir à bout de leurs désirs, il faut rappeler que ce « traitement » issu des neurosciences existe déjà, notamment pour contrôler les mouvements dans la maladie de Parkinson, mais aussi pour soigner certains aspects de la dépression ou des addictions. Lyne utilise les électrodes pour maîtriser les désirs, retrouver une liberté et un équilibre perdu, ainsi qu’une plus grande concentration et maîtrise de soi. Elle tente de retrouver grâce aux neurosciences un équilibre et une certaine sagesse. D’ailleurs, des personnages dans le roman comparent l’effet des électrodes à celui de la méditation ou de la prière…

«  À chaque fois, conclut Lyne, vous avez été métamorphosés. Vous avez su domestiquer vos désirs, vos obsessions, vos addictions, vous émanciper des médias et des marques. Vous préfigurez un nouvel ordre humain. » (p. 430)

Mais notons qu’il existe chez cette Lyne un aspect un peu outrancier et fanatique que l’auteur du roman reconnaît. Il avoue lui-même que « son prénom peut faire penser à Lénine ou Staline ». Même si, pour Paloma, la méthode donne des résultats assez spectaculaires, les neurosciences sont présentées de façon un peu extrémiste et caricaturale, de même que la psychanalyse. Ainsi est-on tenté de les renvoyer dos à dos. C’est le côté un peu regrettable du message transmis par ce roman.

Ce propos de Michel Onfray, philosophe, dans une émission de radio intégrée au roman : « Cette promesse des électrodes, est-ce une amélioration de l’humain ou une déshumanisation ? » (p. 227)

Mais on comprend que l’auteur penche plutôt du côté des neurosciences, tant l’image donnée de la psychanalyse est dissuasive.

« La psychanalyse est un géant sans tête qui continue à se battre sans savoir qu’il est mort. » (p. 211)
« La psychanalyse, c’est une branche morte de la psy. Une curiosité historique. Excepté dans les pays arriérés – la France, l’Argentine. Les énergumènes comme Lacan ou Lebenstrie y ont tant infiltré les réseaux intellectuels, universitaires et médiatiques qu’elle s’est enracinée comme une quasi-religion. » (p. 214)

Néanmoins, on comprend qu’il ne fait pas confiance à 100 % à cette approche qui peut se révéler aussi négative que positive. Tout comme certains médias, tel Facebook, susceptibles d’apporter beaucoup à ceux qui s’y impliquent tout en les confrontant à des pièges dont celui de l’addiction et de la déconcentration, l’approche des neurosciences comporte ces deux facettes extrêmes. C’est certainement ce qui explique les deux noms contradictoires de Lyne Paradis, qui d’un côté peut agir comme une dictature communiste (Lénine, Staline) et de l’autre nous faire entrevoir le paradis en nous permettant de maîtriser nos désirs ?
Notons que, dans cette histoire, un psychanalyste adepte de Lebenstrie s’est infiltré dans le laboratoire de Lyne Paradis pour lui nuire, un dénommé Hugo Maksymowicz. Ce dernier va se laisser prendre par son approche, prêt à se déconvertir en rédigeant un « livre noir » sur la psychanalyse… Mais il reste critique sur certains aspects de la stratégie de Lyne. Il la compare à une Circé 2, laquelle dans la mythologie grecque est une sorte de magicienne, considérée à la fois comme une fée mais aussi comme une sorcière. C’est bien ainsi que cet Hugo la perçoit :

« Une troublante polypharmacienne qui soumet les hommes, Lyne est une Circé.  » (p. 394)

Quant à l’un des collaborateurs de Lyne, Grégory, pourtant très attaché à elle jusqu’à en être tombé amoureux, il tient lui aussi un discours critique sur son projet qu’il considère comme jusqu’au-boutiste :

« Faut que tu lâches l’affaire ou ça va trop mal finir ! (…) Laisse tomber avec ton avenir de l’humanité, cria Grégory. Si je racontais ce que tu m’as fait faire ? Suivre Belanger. Envoyer tes photos sur Snapchat ! Me faire passer pour Hugo dans le train ! J’ai encore ses lunettes. Laisse le tranquille et on part, c’est mieux pour tout le monde. » (p. 394)
« Tu te plains tout le temps que l’homme il soit manipulé ! Par les failles du cerveau, par ceux qui les exploitent : les médias, la pub, la psychanalyse… C’est bien ça ? Tu veux le libérer mais tu sais quoi ? T’es la première à manipuler tout le monde. Je soutiens ta cause, tu sais ! Tu pourrais y rallier les gens. Mais tu veux les rendre libres en contrôlant tout ? Contre leur gré ? Si tu leur fais pas confiance, si t’es pas transparente, qu’est-ce que tu veux rendre libre dans l’homme au juste ? Délivre Hugo pour commencer ! » (p. 396)

Lyne a en effet manipulé Hugo. Elle l’a plus ou moins séquestré et l’a convaincu d’essayer son traitement avec les électrodes, pendant que son Maître Lebenstrie cherche à entrer en contact avec lui et accuse publiquement Lyne de l’avoir enfermé.
Ce que nous retenons de ce roman, beaucoup plus que l’intérêt d’une approche, c’est la folie et la dangerosité de la société dans laquelle nous vivons et de celle qui s’annonce. Une société dominée par les machines qui bientôt remplaceront les êtres humains dans certaines tâches, une société déshumanisée que redoute l’auteur lui-même, à la fois philosophe et homme ayant l’expérience des médias. On retrouve dans son roman des personnages ressemblant à des personnalités bien connues comme Gérard Miller (du côté psychanalyse) ou Natacha Polony avec ses joutes oratoires, et d’autres qui sont explicitement cités comme ces orateurs souvent sollicités par les médias et qui nous mettent en garde, comme Alain Finkielkraut ou Michel Onfray sur France Culture, ou comme Frédéric Beigbeder sur France Inter… Ainsi les médias y apparaissent à la fois comme la meilleure et la pire des choses…

Pour conclure…

Dans ce livre, la fiction rejoint une réalité française et fait écho à plusieurs polémiques qui se développent aussi bien dans le monde de l’autisme que dans la société en général, où est constatée de nos jours une montée en puissance des neurosciences. Ces dernières ont en effet été sollicitées par le nouveau gouvernement et un conseil scientifique a été mis en place à l’Éducation nationale, présidé par un spécialiste des neurosciences, Stanislas Dehaene. Ce qui suscite des protestations de la part de syndicats d’enseignants 3 ou d’autres spécialistes en sciences de l’éducation 4 qui ont le sentiment que désormais ce sont ces neurosciences qui vont guider les pratiques des enseignants, pour la première fois en France.
On peut ainsi renvoyer au site internet de France Culture avec cette photo d’un enfant qui fait penser à ce que tente de mettre en place Lyne paradis et le titre de l’article : « Comment faire dialoguer les sciences cognitives avec les sciences de l’éducation ? » 5. Jean-Michel Blanquer considère en effet que l’«  on en sait aujourd’hui beaucoup plus sur le cerveau, et il serait aberrant de se priver de ce nouveau champ de connaissances » 6.
Un autre texte présentant une émission article avec une photo du même style sur le même site et sur le même sujet rejoint tout à fait le roman : « Neurosciences à l’école : la controverse » 7. Ainsi, ne va-t-on pas un peu trop loin en faisant des préconisations aux enseignants, alors qu’en France, la liberté pédagogique est au centre des préoccupations ? Bien sûr, ces connaissances sont essentielles pour les enseignants, mais au lieu de les imposer en rédigeant un guide, en transformant les enseignants en exécutants, ne serait-il pas plus judicieux d’inclure ces connaissances dans la formation des enseignants, en les incitant à y avoir recours au lieu de les leur imposer ? Et même si l’on comprend qu’une incitation ne peut suffire, pour le moins il aurait été souhaitable que la sortie de ce guide soit accompagnée d’un message positif en direction de ces praticiens de telle sorte qu’ils ne se sentent pas ignorés et disqualifiés comme s’ils ne savaient pas ce qu’il convient de mettre en place pour leurs élèves.
Par ailleurs, comme ce roman le montre bien, notre société est totalement dominée par les médias. C’est en effet par les médias que les enseignants découvrent ces nouvelles préconisations dans un article du journal Le Parisien 8, suscitant un déferlement des réactions dans les réseaux sociaux comme Twitter, ce qui assurément brouille totalement le message et engendre des polémiques à n’en plus finir. Lorsqu’on parcourt cet article, on se rend compte que le titre lui-même est un peu agressif vis-à-vis des enseignants, « Jean-Michel Blanquer : “La liberté pédagogique n’a jamais été l’anarchisme” ». On peut se demander si le ministre lui-même n’est pas tombé pas dans ce piège des médias en communiquant de cette façon suite à la parution au Bulletin officiel de ses préconisations ? Car même si dans l’entretien, il affirme « j’ai une grande confiance dans l’action des professeurs. Ils recherchent par définition la réussite des élèves et ces textes vont les aider dans ce sens », comme par hasard, la phrase qui a été retenue par les journalistes dans le titre de cet article ne va pas du tout dans ce sens. Les médias cherchent l’audience à tout prix, et plus l’article suscite de réactions, mieux c’est ! On retrouve là tout ce qui est développé dans le roman avec les médias au centre des polémiques, attisant chez les uns et les autres ce désir d’être connu et entendu en s’opposant à l’autre… À quand la fin des idoles ?

2 Dans la mythologie grecque, Circé (en grec ancien, « oiseau de proie ») est une magicienne très puissante, qualifiée par Homère de polyphármakos, c’est-à-dire « particulièrement experte en de multiples drogues ou poisons, propres à opérer des métamorphoses ». Elle est connue tantôt comme une sorcière, tantôt comme une enchanteresse.

4 Tribune de Roland Goigoux, professeur à l’université en sciences de l’éducation, Espé Clermont-Auvergne, « Enseigner n’est pas une science », Libération, 4 février 2018.

5 Emission Les Chemins de la philosophie par Adèle Van Reeth, France Culture, émission du 4 septembre 2017, « Pour une autre école (1/4) Des sciences cognitives à la salle de classe ».

7 Émission Rue des écoles par Louise Tourret, France Culture, émission du 11 février 2018, « Neurosciences à l’école : la controverse ».

8 Jean-Michel Blanquer :« La liberté pédagogique n’a jamais été l’anarchisme », Entretien avec Christel Brigaudeau, LeParisien.fr, 25 avril 2018.


Mots clé associés à cet article

Cet article appartient au sujet : Psychologie

Autres mots clés associés : Psychologie