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La télévision a-t-elle un pouvoir prescriptif ?

Publié en ligne le 8 novembre 2010 - Psychologie -
par Guillaume de Lamérie - SPS n° 291, juillet 2010

L’émission « Zone Xtrême » a été diffusée sur France 2 le 17 mars 2010. Ce documentaire est un objet télévisuel tout à fait inhabituel, sans doute même unique. Il mélange en effet trois objets de natures très différentes : le jeu télévisé, le documentaire militant et le protocole scientifique, chaque objet étant conçu et réalisé par un professionnel reconnu dans sa discipline, respectivement Tania Young, Christophe Nick et Jean-Léon Beauvois 1.

Le documentaire

Le documentaire commence par une courte séquence montrant l’évolution des jeux télévisés vers toujours plus de violence et de souffrance « librement » consentie, de confrontation à la mort. Elle vient justifier à la fois sur le plan du paradigme expérimental et sur le plan éthique la transposition de l’expérience de Milgram dans l’univers des jeux télévisés. Elle est marquante (plus d’un mois et demi après, j’ai encore des images précises en tête, comme celle de ce Japonais plongé dans un bain d’eau brûlante ou cet Anglais jouant à la roulette russe en direct), mais pas documentée, notamment sur le plan statistique. Elle se contente d’asséner des propositions sous forme d’images chocs, avec comme résultat de mettre le téléspectateur dans un état émotionnel particulier, entre la révolte (qu’on puisse en arriver là) et la colère (qu’on puisse diffuser ça). C’est bien en priorité aux zones sous-corticales du cerveau qu’on s’adresse à ce moment-là !

Par la suite, le documentaire va mettre en avant la démarche scientifique en expliquant clairement la construction du protocole et les enjeux du documentaire, qui n’est pas de faire de la téléréalité, mais bien de démontrer la capacité de la télévision à susciter l’obéissance du participant à des jeux télévisuels, même lorsqu’il lui est demandé des comportements moralement et légalement répréhensibles : torturer et administrer des souffrances extrêmes à leur partenaire (preuve en est du caractère immoral voire illégal pour certains, la plainte de Marie-Noëlle Lienemann et Paul Quilès au CSA contre France 2 pour avoir diffusé ce reportage 2). Il y aura donc un rappel de l’expérience de Milgram pour ensuite montrer le travail de l’équipe de scientifiques afin de le transposer dans l’univers du jeu télévisuel. Le paradigme expérimental est clairement exposé, la méthodologie aussi, produisant un effet de distanciation et d’analyse critique pour le téléspectateur. C’est au cortex et à mes capacités de réflexion qu’on s’adresse cette fois-ci !

Le reste du documentaire sera ensuite une alternance de séquences du jeu, de prises de vue des candidats et du travail de l’équipe de scientifiques, pour finir par une restitution des résultats de l’expérience.

Le jeu

Les séquences diffusées dans le documentaire laissaient transparaître l’atmosphère habituelle qui doit y régner, avec une animatrice séduisante et intraitable, le candidat soumis à la « question » et le public, miroir efficace du téléspectateur, prolongement et relais docile de l’animatrice. Il n’est laissé pratiquement aucune latitude à l’animatrice Tania Young sur la nature de ses réponses et de son comportement, briefée en permanence par Jean-Léon Beauvois par l’intermédiaire d’une oreillette.

Ce qu’on nous montre des réactions des « sujets expérimentaux » (mais on ne nous a montré qu’une petite partie des visages et des comportements) laisse penser qu’ils étaient complètement pris dans le scénario et ne faisaient pas « semblant ». À l’exception peut-être de quelques sujets, il semble qu’ils étaient tous persuadés d’administrer des souffrances réelles à l’acteur. Une chose qui n’a pas été mentionnée sur le plan clinique, et qui va dans ce sens, est la présence de signes de stress, à partir du moment où les sujets continuent à administrer des chocs, alors même que cela entre en contradiction avec leurs valeurs morales.

Personnellement, j’ai ressenti à plusieurs moments une gêne en lien avec le niveau de souffrance ressenti par les sujets expérimentaux, en contradiction avec mon éthique personnelle et professionnelle.

Cela dit, après avoir lu les arguments (convaincants) de Beauvois 3 sur cette question, après avoir pris connaissance du processus de prise en charge (qualité du débriefing, suivi et évaluation à long terme) et en tenant compte de l’évolution des jeux télévisés dans cette direction, je souscris finalement, avec une légère réticence, aux principes et objectifs de l’émission sur le plan scientifique et éthique.

S’agit-il de science ?

Jean-Léon Beauvois fait-il ici de la science ? Il semble difficile de remettre en cause la rigueur avec laquelle l’expérience de Milgram a été transposée. Cette expérience a profondément marqué le milieu de la recherche en psychologie sociale, elle a été reprise et reproduite dans de nombreux pays et fait l’objet de publications dans de nombreuses revues scientifiques sous de nombreuses variantes encore récemment, en 2009 4. Son caractère scientifique ne peut donc être remis en cause.

Jean-Léon Beauvois lui-même, dans un texte de 2005 5, revient sur cette question. Il explique que le système de production scientifique doit donner « accès à des connaissances ayant une validité générale, cosmopolite et même universelle. Les opérations mises en œuvre dans la description des objets scientifiques ne doivent pas être psychologiquement, culturellement ou politiquement attribuables  », ce qui ne serait pas le cas, selon lui, du fait d’une prédominance écrasante des préjugés culturels américains en la matière, empêchant toute publication qui ne satisferait pas à ces critères « locaux » dans des revues américaines, seules à posséder un « impact factor  » important dans la discipline.

Un autre point qui me semble poser problème se situe dans ses motivations à accepter de monter ce protocole de recherche 6 : « une quatrième (et dernière) raison qui m’a poussé à accepter est lintégration de la recherche projetée dans un projet de politique télévisuelle plus vaste, donnant lieu à un documentaire sur les dérives de la télévision et les dangers de la téléréalité. […] Montrer que tôt ou tard, si on ne faisait rien du côté des politiques publiques, on assisterait à des meurtres en direct, devant des familles en fin de repas, à l’heure des desserts sucrés, voilà qui me convenait bien davantage qu’une simple transposition de Milgram destinée à montrer que la télévision dotait ses agents dun pouvoir au moins aussi important que celui des scientifiques des années 60.  »

Deux aspects ne semblent donc pas respectés et interdisent de délivrer un « brevet de scientificité » complet au dispositif expérimental :

  • La trop grande influence d’éléments d’ordre culturel dans les paradigmes de la psychologie sociale, rendant l’évaluation par les pairs difficile voire impossible au niveau international, violant un des éléments de la définition de la science, l’aspect transculturel de la connaissance scientifique.
  • Jean-Léon Beauvois accepte finalement de faire ce travail parce qu’il est d’accord avec la démarche militante de Christophe Nick, le réalisateur de l’émission, qui le fait au nom d’une certaine conception de la morale et dans l’intention de démontrer le caractère néfaste, voire dangereux des jeux télévisuels. Le caractère prescriptif de sa démarche qui se situe clairement dans un contexte idéologique et moral singulier, viole un autre aspect de la définition de la science, son caractère amoral et non prescriptif.
L’expérience de Milgram
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L’expérience réalisée entre 1960 et 1963 par le psychologue américain Stanley Milgram cherchait à évaluer le degré d’obéissance d’un individu devant une autorité qu’il juge légitime et à analyser le processus de soumission quand cette obéissance implique des actions qui posent des problèmes de conscience au sujet. Elle se déroulait entre trois personnages, le « scientifique » menant l’expérience vêtu de sa blouse blanche, le « professeur » qui dictait une liste de mots associés à l’élève, et l’« élève » qui devait ensuite être capable de les recombiner correctement sous peine de recevoir de la part du professeur des décharges électriques de plus en plus fortes. À chaque hésitation du « professeur » provoquée par les cris de plus en plus insupportables de son « élève », le « scientifique » lui rappelait l’intérêt de continuer l’expérience, en l’assurant qu’il en assumait toute la responsabilité. En réalité, l’« expérimentateur » et l’« élève » étaient des comédiens. Le tirage au sort pour attribuer les rôles était truqué. Seul le « professeur » l’ignorait, car c’est lui qui était réellement l’objet de l’étude.
Voir « La télévision nous manipule-t-elle ? », SPS n° 289, janvier 2010.

Doit-on pour autant le ranger dans la catégorie des pseudosciences, de dévoiement de la démarche scientifique, de mélange hasardeux des genres ? Certainement pas. Le reste de la démarche est suffisamment rigoureux et la prise en compte des biais suffisamment honnête pour l’accepter comme une expérience qui fera date dans une discipline scientifique récente, et encore en construction. Le prochain épisode de la série, à regarder avec attention, sera donc la publication des résultats dans une revue scientifique pour évaluation par les pairs.

Et le résultat dans tout ça ? Jean-Léon Beauvois aboutit à cette conclusion à la fin du documentaire : oui, la télévision a un pouvoir prescriptif, au moins aussi important si ce n’est plus que l’autorité scientifique telle qu’elle avait été mise en scène par Milgram 7. Un résultat à prendre en considération donc, même si les peurs initiales des réalisateurs sont sans doute excessives.

1 Christophe Nick, documentariste télévisuel, a proposé à Jean-Léon Beauvois, psychosociologue français, de transposer l’expérience de Milgram (qui permet de mesurer le niveau d’obéissance aveugle d’un individu à une figure de l’autorité) dans le cadre d’un jeu télévisuel afin de démontrer le pouvoir d’asservissement de la télévision. Voir « La télévision nous manipule-t-elle ? », Brigitte Axelrad, SPS n° 289, janvier 2010.

2 « Nous avons porté plainte à l’encontre de la direction de France 2 et des réalisateurs de l’émission, en évoquant les articles 24 1°), 61 et 62 de la loi du 29 juillet 1881 pour « des faits de provocation directe à la commission d’atteintes volontaires à la vie et à l’intégrité de la personne » http://paul.quiles.over-blog.com/ar....

4 Burger, J. M. (2009). “Replicating Milgram : Would people still obey today ?”. American Psychologist, 64(1), 1.

5 « Des dangers d’une culture dominante dans les sciences psychologiques et sociales : la psychologie sociale et l’impact factor » Cliniques méditerranéennes, 7 1-2005 http://www.cairn.info/load_pdf.php?....