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Le chien, le petit Albert et nous

Publié en ligne le 19 juillet 2020 - Psychologie -

« L’humanité possédera des avantages incalculables et un contrôle extraordinaire sur le comportement humain lorsque le chercheur scientifique sera en mesure de soumettre ses semblables à la même analyse externe qu’il emploierait pour tout objet naturel et lorsque l’esprit humain se contemplera non de l’intérieur mais de l’extérieur. »

Ivan Petrovitch Pavlov

Au début du XXe siècle, des chercheurs, Ivan Petrovitch Pavlov et John Broadus Watson, jetèrent les bases de la psychologie scientifique, dont l’objet n’était plus défini comme étant l’âme mais le comportement.

Pavlov (1849-1936) était un médecin russe dont les spécialités étaient la pharmacologie et la physiologie. Il ne s’intéressait pas à la psychologie, qu’il considérait comme peu scientifique, mais il conduisit une expérience sur le réflexe conditionné (ou conditionnel) du chien qui fit avancer d’un grand pas la psychologie animale et parallèlement la psychologie humaine.

En 1903, il présenta pour la première fois son expérience et ses résultats lors d’un congrès international sur la psychologie animale expérimentale à Madrid, mais c’est en physiologie et en médecine qu’il obtint en 1904 le prix Nobel pour ses travaux sur le fonctionnement de l’appareil digestif, ce prix n’existant pas en psychologie. Puis il orienta ses recherches vers l’étude du fonctionnement du cerveau, qu’il consigna dans un livre [1] dont les premières pages disaient son regret que ce soit la psychologie du début du XXe siècle qui mette sur la voie de la compréhension du fonctionnement cérébral. Il eût préféré que ce soit la physiologie 1. En héritier de René Descartes (Discours de la méthode, 1637) et de Claude Bernard (Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, 1865), il chercha à appliquer la méthode scientifique dans le domaine de l’activité nerveuse supérieure 2 [2], qu’il concevait comme pouvant aboutir à une fusion de la physiologie et de la psychologie, fondée sur l’étude du comportement. Pour y parvenir, il dirigea ses recherches vers l’étude des animaux dans les conditions de laboratoire, mais aussi près que possible des conditions naturelles. Il choisit d’étudier le phénomène apparemment banal de la salivation, en tant que réaction conditionnelle à la nourriture.

Portrait d’Ivan Pavlov,Mikhail Nesterov (1862-1942)

Le chien de Pavlov

Pavlov étudiait le phénomène de la digestion, travaillant en particulier avec des chiens. Il remarqua que lorsque son assistant vêtu d’une blouse blanche servait leur nourriture aux chiens, ils commençaient à baver ou à saliver avant même de manger. Il appela « réflexe inconditionnel » cette réponse naturelle, involontaire et immédiate, des glandes salivaires à ce stimulus externe. Ce réflexe permettait d’initier la digestion. La nourriture était un « stimulus inconditionnel » qui provoquait une « réponse inconditionnelle », la salivation. Pavlov observa que la gamelle posée à distance ou même vide déclenchait aussi le réflexe de salivation. Il écrivit :  « Une sécrétion réflexe similaire est provoquée quand la nourriture et son contenant sont placés à une certaine distance du chien, et que les organes récepteurs concernés sont uniquement ceux de l’odorat et de la vue. La gamelle seule suffit aussi à provoquer cette réaction » [1]. Il remarqua encore que les chiens se mettaient à saliver lorsque l’assistant entrait dans la pièce, muni ou non de la nourriture :  « La sécrétion peut être provoquée par la vue d’une personne qui tient la gamelle, ou par le son de ses pas. » Pavlov en déduisit que le réflexe de salivation n’était pas uniquement physiologique, mais qu’il avait une composante psychique et appela cette réponse « sécrétion psychique ». Des stimuli neutres, c’est-à-dire qui n’avaient jamais été accompagnés de nourriture, tels qu’un battement de métronome, ne les faisaient pas saliver. Par contre, ils salivaient en présence d’un battement de métronome associé à la nourriture.

Pavlov eut alors l’idée d’associer plusieurs fois la nourriture et le battement de métronome. Il répéta l’opération avec d’autres stimuli lumineux, tactiles, olfactifs. Par la suite, il ne présenta plus que le stimulus sans la nourriture. Le résultat fut surprenant : la salivation se produisait en réaction au stimulus sans la nourriture.

Avant de commencer l’expérience, il avait inséré un tuyau qui récoltait la salive produite par la glande salivaire du chien au moyen d’une incision dans sa joue et il avait étudié la consistance et la quantité de la salive produite en réaction à la seule présence de la nourriture. Tout au long de l’expérience, il observa que celles-ci n’avaient pas changé.

Pavlov identifia ainsi deux sortes de réflexes : le réflexe de salivation inné non conditionné, qui en présence de la nourriture prépare l’organisme à la digestion, et le réflexe acquis conditionné, qui résulte d’un apprentissage.

Chienne blanche devant un buisson de sureau, Alexandre-François Desportes (1661-1743)

Il alla plus loin et montra que si l’on associait plusieurs fois le battement du métronome à une odeur désagréable ou à une secousse électrique, le chien ne salivait plus. Ce qui indiquait la voie du déconditionnement.

Il expliqua ainsi à quoi servent les réflexes. Ce sont des réponses comportementales qui résultent de l’analyse de l’environnement par le cortex cérébral. Si le stimulus est lié à quelque chose de connu, l’animal se sert d’une réaction toute prête, ce qui lui permet de réagir immédiatement en cas de danger.

Pavlov poursuivit ses expériences sur des chiens qui avaient subi une opération chirurgicale les privant du cortex cérébral, substance grise à la périphérie des hémisphères cérébraux. Il observa alors qu’ils étaient capables d’avoir des réflexes non conditionnés, mais qu’ils échouaient à associer une réponse salivaire à des stimuli nouveaux par l’apprentissage.

De l’animal à l’humain

Selon Pavlov, les réflexes conditionnés manifestaient une capacité de l’être vivant à s’adapter aux conditions de son environnement et l’être humain ne se différenciait de l’animal que par une habileté plus grande, plus précise et plus variée à s’adapter.

Les réflexes innés de l’être humain étaient moins nombreux que ceux de l’animal et les réflexes conditionnés plus nombreux, à cause de la richesse de ses interprétations d’un environnement de plus en plus complexe. Mais l’apprentissage des réflexes conditionnés de l’être humain en société ne se différenciait pas fondamentalement de l’apprentissage de l’animal dans son milieu naturel. En fin de compte, l’éducation de l’être humain et l’apprentissage de l’animal avaient beaucoup de points communs.

Les expériences de Pavlov initièrent les recherches sur le comportement. Watson s’en inspira pour ses expériences avec un bébé de neuf mois, le « petit Albert ».

Le petit Albert de Watson

Si les expériences de Pavlov sur le chien ont permis de faire progresser la science du comportement sans bousculer l’éthique, il n’en fut pas de même à cet égard pour celles de Watson sur le petit Albert.

Watson (1878-1958) était un psychologue américain qui fonda le béhaviorisme 3. Il concevait la psychologie comme une science objective devant se limiter à l’étude des comportements observables et exclure l’introspection (c’està-dire l’étude subjective de soi-même par soimême). Il en donna cette définition :  « La psychologie, telle que la conçoit le béhavioriste, est une branche parfaitement objective des sciences de la nature. Elle a pour objectif théorique la prédiction et le contrôle du comportement. […] Le béhavioriste, dans sa recherche [sur le comportement], n’admet pas de ligne de démarcation entre l’homme et l’animal » [3]. Il conduisit ses travaux de recherche dans la droite ligne de ceux de Pavlov et s’intéressa à l’apprentissage chez l’animal et à l’éducation des enfants.

Le nouveau-né, André Gill (1840-1885)

En 1919, John Watson et Rosalie Rayner, son étudiante, cherchèrent à savoir dans quelle mesure les humains répondent au même type de conditionnement que les chiens. Ils partirent de l’idée que la peur manifestée par un bébé, lorsqu’il est surpris par un bruit violent et soudain, est un réflexe inné analogue au réflexe de salivation du chien en présence de la nourriture. Ils se demandèrent alors s’il était possible d’associer par le conditionnement cette peur à des objets perçus comme inoffensifs.

Pour vérifier cette hypothèse, ils choisirent Albert B., un bébé de neuf mois, calme et heureux de vivre. Cet enfant vivait dans un hôpital où sa mère était nourrice. On l’appela dorénavant le « petit Albert ». L’expérience est visible sur YouTube [4].

Dans un premier temps, rat blanc, souris blanche, lapin, chien, singe, etc., défilèrent devant Albert qui, nullement effrayé, essayait de les attraper pour jouer avec eux.

Dans un deuxième temps, ils firent derrière l’enfant un bruit violent en frappant une barre en acier avec un marteau. Ils décrivirent la réaction du bébé :  « L’enfant a violemment sursauté, il a eu la respiration coupée, et ses bras se sont levés de façon caractéristique. À la deuxième stimulation, il s’est produit la même chose et, en outre, ses lèvres ont commencé à se retrousser et à trembler. À la troisième stimulation, l’enfant a éclaté en un soudain accès de pleurs » [5].

Watson et Rayner se demandèrent ensuite s’ils pouvaient inculquer à Albert la peur d’un rat en frappant la barre d’acier quand l’animal était près du bébé. Puis, s’ils pouvaient transférer cette peur à un autre animal qui ressemblait au rat. Ils répétèrent l’association « bruit-rat » plusieurs fois. Finalement, aussitôt qu’il voyait le rat et en l’absence de bruit,  « le bébé commençait à pleurer. Presque instantanément, il [...] commençait à s’éloigner en rampant si vite qu’il était difficile de l’attraper avant qu’il atteigne le bord de la table ». La réaction de peur inconditionnelle au bruit était devenue une réaction de peur conditionnelle au rat.

En suivant leur procédure, ils constatèrent qu’ils pouvaient terroriser l’enfant, qui au départ n’avait peur d’aucun animal, en lui présentant un animal qui ressemblait à celui qui avait été associé au bruit. Il fut encore plus terrorisé à la vue d’une boule de coton blanc qui ressemblait au rat. L’expérience avait réussi à créer chez l’enfant la phobie 4 de tout animal et de tout objet ressemblant à un rat blanc.

Watson souhaita par la suite déconditionner l’enfant, c’est-à-dire supprimer la réponse émotionnelle conditionnelle, mais sa mère le retira de l’hôpital et Watson en resta là.

Il ne parut pas vraiment affecté par la moralité très contestable de son expérience. Il la rationalisa ainsi :  « De toute façon, aussitôt que l’enfant quittera l’environnement protégé de la nurserie pour celui, plus difficile, de la maison, de telles associations ne vont pas manquer de surgir. » Il généralisa ainsi sa conception de l’éducation :  « Donnez-moi une douzaine d’enfants en bonne santé et de bonne constitution et un monde bien à moi pour les élever, et je vous garantis que si j’en prends un au hasard et que je le forme, j’en ferai un expert en n’importe quel domaine de mon choix – médecin, avocat, marchand, patron et même mendiant ou voleur, indépendamment de ses talents, de ses penchants, tendances, aptitudes, vocation ou origines raciales. »

L’histoire ne dit pas explicitement si le consentement écrit ou oral de la mère d’Albert lui avait été demandé avant l’expérience. Mais il n’y avait pas encore à cette époque de code de déontologie en psychologie. C’est au début des années 1970, à la suite d’abus de recherche, que la National Commission for the Protection of Human Subjects of Biomedical and Behavioral Research (NCPHS) a été créée pour étudier les questions relatives à la protection des humains dans la recherche.

Ces expériences extraordinaires sur des chiens et sur un enfant ont marqué l’avènement des thérapies cognitivo-comportementales (TCC) à partir d’idées un peu folles de leurs auteurs. Il semble que Watson n’ait pas été inquiété. À ma question, des psychologues ont donné cette réponse étonnante :  « Oui l’expérience de Watson paraît inconvenante. C’était il y a un siècle. À l’époque, tous les étudiants en médecine pratiquaient de la vivisection sur des grenouilles et d’autres animaux. Cela choquait peu. On était beaucoup moins vite scandalisé. En définitive, Watson a produit artificiellement ce qui arrive sans cesse partout dans le monde : des enfants développent des phobies. »

Les enquêtes sur ce qu’Albert devint ensuite aboutirent à des conclusions différentes. En 2009, les psychologues Hall Beck et Sharman Levinson avaient affirmé qu’Albert était en réalité un enfant prénommé Douglas Merritte, qui mourut à six ans. Il développa très tôt une hydrocéphalie 5 causée par une encéphalite, une méningite ou une tumeur au cerveau qui, d’après les auteurs, ne semblait pas avoir de lien avec l’expérience [6]. En 2014, des recherches menées par les chercheurs en psychologie Russ Powell et Nancy Digdon montrèrent qu’il s’agissait plutôt de William Barger. Sa taille et son état de développement correspondaient beaucoup plus étroitement à la documentation de l’expérience sur l’état du bébé. Barger était décédé en 2007 à l’âge de 87 ans avant d’être retrouvé. Sa nièce dit que Barger avait toujours eu peur des chiens. Mais on n’apprit rien de plus sur la question de savoir quel avait été l’impact de l’expérience de Watson [7].

Les thérapies cognitives et comportementales

Le Cauchemar, Henry Fuseli (1741-1825)

Par leurs expériences, Pavlov et Watson ont jeté les bases des TCC. Les chercheurs qui leur succédèrent, tels Thorndike et ses chats, Skinner et ses rats et ses pigeons, travaillèrent à approfondir et affiner leurs recherches. Ils montrèrent que, quel que soit le contexte culturel et social dans lequel nous vivons, nous sommes capables d’acquérir de nouveaux réflexes et de nouvelles habitudes, comme de nous en défaire. Les TCC sont des thérapies qui visent à nous libérer, par le déconditionnement, des peurs, des phobies, etc., qui perturbent notre existence, ici et maintenant. Elles ont fait l’objet en 2004 d’une évaluation dans le cadre d’une expertise de l’Inserm et  « ont démontré une efficacité dans le traitement de nombreuses pathologies psychiatriques » [8].

Alors, si vous grimpez au rideau dès que vous voyez une souris ou une araignée, vous pouvez espérer vous libérer de ces phobies par une déprogrammation cognitive et comportementale, vous permettant d’agir sur vos schémas mentaux et comportementaux, pour les modifier. Grâce au chien de Pavlov et au petit Albert de Watson, se libérer de ses fantômes est devenu possible.

Références

1 | Pavlov IP, Conditionned Reflexes : an Investigation of the Physiological Activity of the Cerebral Cortex, Oxford University Press, 1927.

2 | Pavlov IP, Typologie et pathologie de l’activité nerveuse supérieure, vingt ans d’expérience sur l’étude objective de l’activité nerveuse supérieure des animaux, PUF, 1975, 2e édition.

3 | Watson JB, “Psychology as the Behaviorist Views It”, Psychological Review, 1913, 20 :158-77.

4 | Sur youtube.com

5 | Watson JB, Rayner R, “Conditioned emotional reactions”, Journal of Experimental Psychology, 1920, 3 :1-14.

6 | Beck HP et al., “Finding Little Albert : A Journey to John B. Watson’s Infant Laboratory”, American Psychologist, 64 :605-14.

7 | Digdon N et al., “Little Albert’s alleged neurological impairment : Watson, Rayner, and historical revision”, History of Psychology, 2014, 17 :312-24.

8 | Inserm, « Psychothérapie : trois approches évaluées », 2004. Sur iPubli.inserm.fr

1 La physiologie étudie le rôle, le fonctionnement d’un organisme vivant et ses interactions avec son environnement.

2 L’activité nerveuse supérieure, est, selon Pavlov, la capacité à acquérir des réflexes conditionnés, aussi bien chez l’animal que chez l’Homme.

3 Le béhaviorisme (de l’anglais behavior : comportement) ou comportementalisme est une théorie psychologique basée uniquement sur l’étude du comportement.

4 Une phobie est une peur irraisonnée et irrationnelle déclenchée par un objet particulier ou une situation précise. Pour une information très complète sur ce sujet, voir l’article de Van Rillaer J « Les phobies : genèse, renforcement, traitement », SPSn° 314, octobre 2015.

5 L’hydrocéphalie est une anomalie neurologique sévère, définie par l’augmentation du volume des espaces contenant le liquide cérébro-spinal.