Accueil / Notes de lecture / Le crime est presque parfait

Le crime est presque parfait

Publié en ligne le 21 janvier 2020
Le crime est presque parfait
L’enquête choc sur les pesticides et les SDHI

Fabrice Nicolino
Les Liens qui Libèrent, 2019, 254 pages, 20 €

Cet ouvrage, écrit par un journaliste, militant anti-pesticides et cofondateur du mouvement « Nous voulons des coquelicots », raconte une histoire intéressante mais vue, et c’est dommage, sous le prisme du catastrophisme.

Deux informations sont à apporter en préambule :

  •  Sur la quatrième de couverture, à propos d’une catégorie de pesticides, les SDHI (succinate dehydrogenase inhibitors 1), on peut lire : « Les SDHI s’attaquent à la fonction respiratoire de tous les êtres vivants. » Il importe de préciser que cette respiration est un processus moléculaire qui se déroule dans les cellules de tous les êtres vivants, au niveau de structures appelées mitochondries. Il ne s’agit pas du processus qui permet d’apporter, au niveau des poumons, l’oxygène à la circulation sanguine qui ensuite le distribue aux cellules. Les mitochondries permettent la production de l’énergie nécessaire au fonctionnement cellulaire par transformation de nutriments en présence d’oxygène. Ce mécanisme est partagé par la plupart des organismes vivants, des bactéries aux animaux, en passant par les végétaux.
  •  Les pesticides, qu’il s’agisse d’herbicides, de fongicides ou d’insecticides, sont conçus pour tuer les herbes, les moisissures, les insectes ; on s’attend donc à ce qu’ils aient une certaine toxicité pour le vivant. Dans certains pays, les suicides par ingestion de pesticides sont relativement fréquents : à dose élevée, la toxicité aiguë de certains pesticides est létale 2. La toxicité chronique, aux doses auxquelles un agriculteur est exposé dans des conditions normales d’utilisation, et aux doses auxquelles la population générale est exposée, doit évidemment être surveillée de près.

Le livre a comme sous-titre « L’enquête choc sur les pesticides et les SDHI » et contient plusieurs thèmes :

1) Un thème militant anti-pesticide. L’auteur considère que les pesticides de synthèse ont été mis sur le marché pour enrichir les fabricants (qui se font une concurrence effrénée), avec la complicité des autorités françaises et européennes qui sont chargées de protéger la santé de la population, mais qui sont manipulées par les fabricants à travers leur lobby. Sur ce point, tout est dit dans les premières pages : il existe un formidable complot visant à cacher les méfaits des pesticides ; participent notamment à ce complot le ministère de l’Agriculture, des organismes de recherche concernés par l’agriculture et la santé (Inra, Anses), ainsi que la FNSEA (p. 6-10).

2) Un thème sur les déboires de scientifiques spécialistes des maladies mitochondriales. Ces scientifiques, dirigés par Pierre Rustin, directeur de recherche au CNRS et responsable de l’équipe Physiopathologie et thérapie des maladies mitochondriales (UMR 1141), ont essayé d’alerter les autorités sur la possible toxicité d’une famille de fongicides, les SDHI. Ils ont découvert en octobre 2017 qu’on utilisait largement en agriculture des inhibiteurs de la succinate déshydrogénase (SDH) comme antifongiques. Or ils savent que les personnes porteuses d’une mutation d’un des gènes du complexe SDH ont un risque très augmenté de plusieurs maladies très rares dont des tumeurs bénignes ou malignes (paragangliome, tumeur stromale gastro-intestinale, carcinome rénal...), des maladies neurologiques (syndrome de Leigh) et cardiaques (cardiomyopathies) 3. Les mutations de ces gènes expliquent par exemple 10 % des formes familiales des paragangliomes/phéochromocytomes, maladies dont la prévalence est de 1 à 9 par million d’individus 4. Ils ont donc contacté l’Anses, agence responsable de l’évaluation des risques chimiques qui, d’après Fabrice Nicolino, n’a pas pris la peine de répondre.
En avril 2018, ils publient une tribune 5 dans Libération. Elle paraît, accompagnée d’une réponse du directeur scientifique de l’Anses qui écrit, dans le style négatif qu’affectionnent les autorités françaises : « Pour l’instant, l’évaluation scientifique des risques liés à l’usage de ces produits, qui prend en compte le mécanisme d’action, conclut à une absence de risque inacceptable. » 6 Deux mois plus tard, en juin 2018, les signataires de la tribune sont reçus à l’Anses où ils se retrouvent face à un comité d’experts d’une douzaine de personnes dont quatre toxicologues. Le livre résume les carrières de ces quatre toxicologues : aucun n’est spécialiste des maladies mitochondriales et la seule spécialiste des pesticides a des liens d’intérêt avec l’industrie des pesticides 7.
L’auteur rapporte que les lanceurs d’alerte ont l’impression d’être dans un tribunal. Mais ils ont été en partie entendus. En janvier 2019, l’Anses publie un rapport 8 de 94 pages « relatif à l’évaluation du signal concernant la toxicité des fongicides inhibiteurs de la succinate déshydrogénase (SDHI) ». Le rapport décrit les données disponibles. Les scientifiques lanceurs d’alerte ont répondu en quatre pages concluant notamment : « Il nous semble indispensable que les risques liés à l’utilisation des SDHI soient réévalués et que cette évaluation prenne désormais en considération leur mode d’action lié à un blocage du complexe II de la chaîne respiratoire des mitochondries. » 9 F. Nicolino critique le rapport de l’Anses qui notamment ne mentionne pas un travail récent de l’équipe de P. Rustin montrant que les SDHI inhibent la succinate déshydrogénase chez le lombric et dans des cellules rénales humaines 10 ; il invoque l’effet cocktail et s’inquiète de la détection de boscalid dans les cheveux de femmes enceintes, le boscalid étant le premier pesticide à base de SDHI mis sur le marché et le seul recherché dans les cheveux jusqu’à présent [voir le graphique des ventes annuelles des différents SDHI entre 2008 et 2017].

Fig. Évolution des ventes de SDHI entre 2008 et 2017 en tonnage par année en France 2.

1 Anses, Rapport d’expertise collective « GECU SDHI », « Évaluation du signal concernant la toxicité des fongicides inhibiteurs de la succinate déshydrogénase (SDHI) », Saisine « 2018-SA-0113 » (décembre 2018). En ligne sur anses.fr.

2 Anses, Rapport d’expertise collective « GECU SDHI », « Évaluation du signal concernant la toxicité des fongicides inhibiteurs de la succinate déshydrogénase (SDHI) », Saisine « 2018-SA-0113 » (décembre 2018). En ligne sur anses.fr.
Anses, Rapport d’expertise collective « GECU SDHI », « Évaluation du signal concernant la toxicité des fongicides inhibiteurs de la succinate déshydrogénase (SDHI) », Saisine « 2018-SA-0113 » (décembre 2018). En ligne sur anses.fr.

Selon l’auteur, des toxicologues du groupe Bayer, spécialistes de l’étude de la toxicité d’un des fongicides inhibiteurs de SDH, ont souhaité rencontrer l’équipe de P. Rustin, qui a posé comme condition à cette rencontre la présence de deux journalistes – dont l’auteur de l’ouvrage. Fort justement, les chercheurs de Bayer ont refusé cette exigence. Il est, en effet, incongru de mêler des journalistes militants à une rencontre entre scientifiques. Par ailleurs, l’Anses propose de financer des recherches sur le sujet.

3) Un argumentaire contre les conflits d’intérêt. L’auteur bâtit une critique de l’Anses sur la base des conflits d’intérêt qui ont émaillé l’histoire de cet organisme, comme relatés par l’Igas dans un rapport de janvier 2006 11 et par Martin Hirsch dans un entretien publié par Libération le 9 décembre 2010 (cité par l’auteur, p.123 et 125). Il décrit en détail la carrière d’une agronome française devenue directrice de l’agence européenne de sécurité des aliments (Efsa) en des termes assez nauséabonds et passablement sexistes : « Elle sent le pouvoir à longue distance, elle s’en enivre, elle veut diriger » (p.135). Il rapporte diverses crises auxquelles elle a été mêlée, dont la découverte de liens entre le « plus grand lobby alimentaire de la planète, l’International Life Science Institute » et l’Efsa (p.138). Il attaque la directrice de la communication de l’Anses en rapportant qu’elle a travaillé de 2002 à 2016 dans une agence de lobbying qui fait partie depuis 2012 du groupe Burson-Marsteller. Il rapporte que ce groupe « a défendu les intérêts du Nigeria dans sa guerre atroce contre le Biafra entre 1967 et 1970. Les intérêts du satrape stalinien Ceaușescu au même moment. Les intérêts de General Motors, attaqués dans les années 1970 par l’écologiste Ralph Nader. Les intérêts de l’Argentine fasciste après le coup d’État militaire de 1976… » Avec ce système de contamination rétrospective, tout le monde pourrait devenir coupable aux yeux de F. Nicolino. Sa propre association « Nous voulons des coquelicots » est, d’ailleurs, soutenue par Biocoop, entreprise qui est aussi cliente de Burson-Marsteller 12.

4) Une critique de la façon dont la sécurité des pesticides est évaluée, en soulignant systématiquement la possibilité de conflits d’intérêt. Il affirme, sans la moindre preuve, que « certaines molécules – notamment chez les perturbateurs endocriniens – agissent dès le premier contact d’une seule » (p. 152). Il évoque le problème du Lévothyrox, comme autre exemple de mauvaise gestion d’une alerte ne traitant que du décalage entre les « centaines de milliers de personnes [qui] se plaignent d’effets secondaires de la nouvelle formule » et des « instances officielles ou [des] sociétés savantes [qui] considèrent l’alerte comme étant sans fondement » (p. 154-155). Il évoque aussi l’épigénétique abordée en premier à partir de l’étude des descendants de 303 habitants d’un village du nord de la Suède, nés en 1890 ou 1905 ou 1920. Cette étude rapporte, entre autres, une mortalité plus élevée chez les filles dont les grands-mères avaient connu des saisons d’abondance entre huit et dix ans. Avec une population aussi petite et une quantité d’informations très importante sur chaque sujet, on peut toujours trouver un résultat publiable, mais sera-t-il jamais répliqué ? Il emprunte ensuite à Joël de Rosnay une définition de l’épigénétique. D’après F. Nicolino, ce sujet est pertinent car l’étude actuelle de la toxicité des pesticides ignore les mécanismes épigénétiques, alors que l’équipe de P. Rustin attribue la toxicité des SDHI à ces mécanismes. On trouve ensuite plusieurs chapitres sur les différentes organisations agricoles de l’Association de coordination technique agricole (Acta) au Fungicide Resistance Action Committee (Frac), en passant par l’Inra et Arvalis – Institut du végétal, toutes accusées par l’auteur de servir l’industrie des pesticides. Enfin F. Nicolino revient assez longuement sur divers sujets dont l’affaire des bébés nés sans bras dans laquelle il adopte le point de vue de la responsable du registre Rhône-Alpes sans mentionner les résultats de la dernière enquête qui montre que le nombre de naissances de ces bébés dans l’Ain est dans la norme. L’avant-dernier chapitre s’intéresse aux pesticides en dehors de la France, au Costa-Rica, en Chine, en Afrique… Le dernier chapitre, avec « Henry David Thoreau 13 en maître de cérémonie », « prêche donc la révolte et la désobéissance » (p.241) après avoir affirmé que « les SDHI représentent un danger inouï » (p. 234).

En conclusion, ce livre raconte l’histoire de scientifiques qui ont lancé une alerte et qui ont de la peine à se faire entendre, mais sous prétexte de les défendre, l’auteur tire à boulets rouges sur des institutions de santé publique et recourt à des attaques personnelles déplorables. Ces lanceurs d’alerte se sont trouvés d’assez mauvais associés. Notons enfin qu’un représentant de l’Anses a répondu dans Le Point 14 à ce que l’hebdomadaire nomme les « élucubrations » de F. Nicolino.

1 La succinate déshydrogénase (SDH) est un complexe enzymatique qui favorise une des réactions chimiques nécessaire à la production d’énergie au sein des cellules.

2 Le paraquat, qui est interdit dans bon nombre de pays, dont les pays de l’UE depuis 2007, a été beaucoup utilisé ; on cite aussi les organophosphorés. Voir Karunarathne A, Gunnell D, Konradsen F, Eddleston M, “How many premature deaths from pesticide suicide have occurred since the agricultural Green Revolution ?”, Clin Toxicol (Phila), 2019, 9:1-6.

3 Aldera AP, Govender D, “Gene of the month : SDH”, J Clin Pathol, 2018, 71:95-97.

4 Voir la fiche « Phéochromocytome-paragangliome héréditaire » sur le portail des maladies rares et des médicaments orphelins www.orpha.net

5 « Tribune – Une révolution urgente semble nécessaire dans l’usage des antifongiques » par un collectif de chercheurs et de médecins, Libération, 16 avril 2018. En ligne sur liberation.fr.

6 Schaub C, « Alerte scientifique sur les fongicides », Libération, 16 avril 2018.

7 L’Anses a répondu à cette accusation le 23 septembre 2019 : voir « Video. Le directeur de l’Anses se défend face à des accusations de conflit d’intérêt » sur francetvinfo.fr

9 « Analyse du rapport d’expertise collective et de l’Avis de l’Anses suite au signal concernant “La toxicité des fongicides inhibiteurs de la succinate déshydrogénase (SDHI)” », 30 janvier 2019. En ligne sur le site EndSDHI animé par les scientifiques à l’origine de l’appel concernant les dangers représentés par les SDHI et qui milite pour leur interdiction.

11 Inspection générale des affaires sociales (Igas) et Inspection générale de l’environnement (IGE), Évaluation des méthodes de travail scientifique de l’AFSSE, rapport public, janvier 2006.

12 Voir sur le blog « Agriculture, alimentation, santé publique... soyons rationnels » le billet de Seppi «  Nous voulons des coquelicots : un ad hominem boomerang ! », 25 juin 2019.

13 Henry David Thoreau (1817-1862) est un philosophe et naturaliste américain. Anti-esclavagiste, il promeut la désobéissance civile en refusant de payer ses impôts (La Désobéissance civile, 1849) et, critique du mode vie occidental, il promeut un mode de vie simple, proche de la nature (Walden ou la Vie dans les bois, 1854).