Accueil / Notes de lecture / Les briseurs de machines

Les briseurs de machines

Publié en ligne le 26 décembre 2010
Les briseurs de machines
De Nedd Ludd à José Bové

Nicolas Chevassus-au-Louis
Seuil, Collection « Science ouverte », 2006, 270 pages, 20 €

292_100-102

De la destruction de la serre de recherche agronomique du CIRAD en 1999, qui conduisait à la condamnation à la prison ferme de Jose Bové, aux activistes antitechnologies de Pièces et Main d’Œuvre en passant par les saccages en bande organisée de champs de maïs biotechnologique, les analogies avec les troubles luddites 1 qu’a connus l’Angleterre au début du dix-neuvième siècle sont souvent relevées dans la presse anglo-saxonne. Même si José Bové est quelquefois présenté comme néo-luddite dans la presse française – par exemple en 2001 dans Science et Vie sous la plume, déjà, de Nicolas Chevassus-au-Louis –, même si Pièces et Main d’Œuvre organise à Grenoble ses « cafés luddites », force est de reconnaître que le mouvement luddite est peu connu en France, et ce d’autant plus qu’il n’y a fait que peu d’émules avant l’émergence récente (les années soixante-dix) de la nouvelle génération des mouvances anti-systémiques.

L’ouvrage de Nicolas Chevassus-au-Louis répond donc à un double besoin, celui de porter un éclairage historique et pédagogique sur cette violence contre l’introduction des nouvelles techniques au cours du dix-neuvième siècle et celui de remettre en perspective cette « histoire lente, sourde, compliquée  », disait Braudel, dans laquelle « la société, au sens large, a toujours son mot à dire en un débat où la technique n’est jamais seule  » et qui fait que « toute invention qui frappe à la porte doit attendre des années ou même des siècles pour être introduite dans la vie réelle » 2, et ce jusqu’aux néo-luddites de la période récente. Nicolas Chevassus-au-Louis s’assigne quant à lui un objectif supplémentaire, celui de « convaincre le lecteur » que ce néo-luddisme « pourrait bien, à sa manière, contribuer à inventer cette introuvable démocratie des choix technologiques  » (p. 14).

C’est ainsi que la première partie du livre explore le « séisme luddite » qui secoue l’Angleterre. La présentation en est originale et séduisante puisqu’en trois chapitres successifs l’auteur nous offre trois éclairages distincts : celui qu’en donnent le pouvoir et les médias à travers rapports et chroniques de presse, puis celui des acteurs en citant des proclamations et des courriers des activistes de l’époque, et enfin le climat de ce début de siècle agité tel qu’il est dépeint dans le roman Shirley de Charlotte Brontë pour lequel les briseurs de machines constituent la toile de fond sociale dans laquelle s’insère l’action. Dans une seconde partie l’auteur évoque ensuite les « répliques », de moindre amplitude donc, en poursuivant l’analogie tellurique, en France comme en Angleterre.

La troisième partie ouvre alors le temps des analyses. De sa quête historique, Nicolas Chevassus-au-Louis dresse alors plusieurs constats. Tout d’abord, la propension à la réaction luddite est sectorisée dans l’espace industriel : si la révolte contre la mécanisation a touché, en Angleterre comme en Europe, des secteurs tels que le textile ou l’artisanat qualifié, elle a été absente au sein des industries métallurgiques et minières. Pour l’auteur, la raison pourrait en être que pour ces dernières « la mécanisation avait pour effet indéniable de rendre moins pénible le travail  ». Une seconde observation de l’auteur est « que l’opposition à la mécanisation est forte quand elle vient mettre en péril un métier existant, mais rare quand on a affaire à une activité totalement nouvelle » (p. 130). Cette résistance au changement fonde l’appréciation commune aux économistes classiques (désignés aujourd’hui comme « libéraux ») et marxistes suivant laquelle le luddisme serait un mouvement profondément conservateur si ce n’est franchement réactionnaire : tout comme la mondialisation, la mécanisation apporterait des avantages incontestables à la collectivité prise dans son ensemble mais, dans leur particularité, certaines catégories se trouvent confrontées à une détérioration de leur niveau de vie et tentent de s’opposer par tous moyens, y compris illégaux et violents. Le luddisme serait ainsi, en quelque sorte, la « lutte politique menée par ceux qui, avantagés dans l’ancien mode de production artisanal, avaient tout à perdre de la mécanisation » (p. 200).

La quatrième et dernière partie de l’ouvrage de Nicolas Chevassus-au-Louis annonce le retour des luddites. Ils tiennent même congrès 3 en 1996 à l’initiative de l’auteur de Rebels against the Future, Kirkpatrick Sale. Le discours d’ouverture a le mérite de la clarté : « nous devons nommer notre ennemi : c’est la technologie  » (p. 233). Les pages qui suivent se révèlent un incroyable inventaire à la Prévert de ces congressistes et de leur propos. Nicolas Chevassus-au-Louis, pourtant réservé jusque-là, titre alors ce passage « la nef des fous » ; cela ne met que mieux en valeur, au chapitre suivant, que c’est José Bové qui incarne aux yeux de l’auteur la posture des luddites « canal historique ».

Les vingt dernières pages, en deux chapitres, tentent de convaincre le lecteur que ce « luddisme renouvelé » serait « utile à l’avènement d’une réelle démocratisation des choix technologiques ». La démonstration n’est guère convaincante, en particulier lorsque l’auteur emprunte « un détour constructiviste » (p. 258) ou lorsqu’il accepte, sans même la soumettre à la critique, l’accusation récurrente des courants technophobes d’un déficit démocratique en matière de choix technologiques et scientifiques : comment ignorer ne serait-ce que l’office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST) 4 ? Néanmoins, même si l’indulgence qualifiée « d’optimiste » (?) de Nicolas Chevassus-au-Louis pour les néoluddites de ces quarante dernières années ne convaincra et ne satisfera probablement que les convaincus, ces réserves sur les vingt dernières pages d’un livre qui en compte deux cent soixante dix ne doivent pas ternir l’intérêt de l’ouvrage pris dans son ensemble. Les briseurs de machines est œuvre utile pour toutes celles et tous ceux qui s’intéressent à l’interface entre science, techniques et société et qui réfléchissent à l’avenir de nos collectivités politiques, les thèmes de prédilection de l’AFIS. L’écriture de l’auteur est limpide ; ses propos sont référencés ; enfin, un index des notions et un index des noms propres cités complètent le propos. Que demander de plus ?

Docteur en biologie et licencié d’histoire, Nicolas Chevassus-au-Louis est journaliste indépendant, collaborateur régulier du magazine La Recherche.

1 Du nom du leader présumé Nedd Ludd, parfois dénommé « le roi Ludd », des révoltes qui ont secoué le nord de l’Angleterre en 1811 et 1812.

2 Fernand Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XVe – XVIIIe siècle, Tome 1, Les structures du quotidien, Livre de Poche références 1993, p.378-379, partiellement cité par Nicolas Chevassus-au-Louis, p.224-225.

3 New York Times http://www.nytimes.com/1996/04/15/us/a-celebration-of-the-urge-tounplug.html (indisponible—12 avril 2020).

Publié dans le n° 292 de la revue


Partager cet article


Auteur de la note

Michel Naud

Ingénieur, entrepreneur des industries métallurgiques (...)

Plus d'informations