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Les conceptions de l’univers, d’Aristote au Big Bang

Publié en ligne le 14 mars 2011 - Histoire des sciences -
Cet article précède La maladie infantile de la cosmologie : le Big Bang chaud, SPS n° 294, janvier 2011.

Le texte original a été écrit à la demande d’Eftichios Bitsakis, directeur de la revue Outopia et professeur de philosophie et d’histoire des sciences à l’Université d’Athènes. Publié d’abord en grec dans Outopia en 2009, l’article a été repris et adapté par Jean-Claude Pecker pour Science et pseudo-sciences.

La première partie retrace les évolutions des théories cosmologiques depuis l’univers tel que conçu par Aristote jusqu’au modèle du Big-Bang adopté par la majorité des astrophysiciens aujourd’hui.

Dans la seconde partie, qui sera publiée dans notre prochain numéro, Jean-Claude Pecker développe ses propres conceptions cosmologiques. Suzy Collin-Zahn, astronome à l’observatoire de Meudon, éclairera ces propos en les resituant dans le cadre de la controverse autour de la théorie du Big Bang, théorie adoptée par la presque totalité des cosmologistes, majorité dans laquelle Jean-Claude Pecker ne se reconnaît pas. Science et pseudo-sciences, bien entendu, n’est pas partie prenante de ces discussions, mais cherche à éclairer et vulgariser au mieux un domaine scientifique passionnant.

Il fait très doux. On entend vaguement des cigales lointaines. Par la fenêtre grande ouverte, la montagne rousse éclate de lumière derrière les grands cyprès. Je suis dans le palais crétois de mes amis Bitsakis. Et, dans une discussion qui dure déjà depuis des années, nous détruisons et reconstruisons tour à tour les édifices cosmologiques que nous offre la communauté scientifique. Un dogme considérable, et souverain, celui du Big Bang, semble dominer le paysage. Revues de popularisation, télévision, colloques, partout, on n’entend qu’égrener les avatars successifs de l’univers entraîné dans l’expansion infinie qui suit inexorablement le Big Bang. C’est aussi le déferlement médiatique qui accompagne le lancement du LHC (Large Hadron Collider) au CERN (à Genève), une remarquable expérience certes, et nécessaire, mais qui est considérée par trop de chercheurs dans l’optique d’un Big Bang avéré, naissance universelle de tout ce que nous connaissons. Un dogme, dirait-on, – sans contestation ! Et pour cause : ceux qui refusent ce qu’ils considèrent comme un dogme sont rarement invités dans les colloques et leurs articles sont rarement publiés dans les revues spécialisées. Quant aux journalistes, ils préfèrent l’élégant clinquant des cosmologies dérivées du Big Bang... Si bien que le public ignore que les arguments contre ces cosmologies sont nombreux, et que des cosmologies alternatives ont été proposées, tout aussi satisfaisantes d’un point de vue scientifique, et n’impliquant nullement une création de l’Univers 1, un Big Bang initial, sorti de la main de quelque « demiourgos  » platonicien.

L’histoire est simple.

L’Univers immuable d’Aristote

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Jusqu’aux temps modernes, l’univers que nous observons (et celui que nous n’observons pas encore, mais aussi l’Univers, avec une majuscule, le Tout, par essence inobservable) est considéré comme immuable, quelle que soit l’idée que l’on puisse avoir de son origine. Le monde sublunaire, certes, est soumis aux jaillissements comme aux catastrophes, aux destructions, ou aux corruptions, c’est le monde de la vie et c’est le monde de la mort. Mais le monde astral, la Lune et au-delà, est, pour Aristote, immuable.

Cette vision trop simple est détruite par Tycho Brahé, l’astronome danois, par deux fois. D’abord, il découvre une étoile nouvelle, le 11 novembre 1572, dans la constellation de Cassiopée. Il démontre que la distance en est typique de celle des étoiles. Puis, en 1577, il observe une comète, phénomène imprévisible, et que l’on croyait jusqu’alors proche de la Terre ; grâce à la précision de ses nombreuses mesures et à la rigueur de ses calculs, Tycho démontre que sa distance est d’au moins six fois celle de la Lune. Le monde astral subit donc des évolutions, parfois catastrophiques, tout comme notre monde terrestre.

L’Univers stationnaire de Newton et d’Einstein

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Mais il ne s’agit que de phénomènes en quelque sorte locaux. Planètes et Lune, comme la Terre, tournent sans fin sur leurs orbites ; les étoiles occupent dans le ciel des positions fixes ; et si leur éclat est parfois variable, il ne s’agit que de points dans un immense univers essentiellement immuable – l’univers d’Aristote. C’est dans cet univers que joue la force attractive de la gravitation universelle de Newton. Et cet univers, c’est encore l’Univers d’Einstein, vingt-cinq siècles plus tard. Mais au temps d’Einstein, la physique, celle de nos laboratoires, celle-là même du système solaire, avait considérablement progressé. Einstein, dans la mouvance des observations de Michelson, avait construit l’édifice de la Relativité, « restreinte » d’abord aux mouvements de translation uniforme, puis « générale » ; il en avait écrit les équations, valables en tout point comme en tout instant, qui devaient, en l’englobant, se substituer à l’équation newtonienne de la gravitation universelle. La constante G de la gravitation universelle, seule à intervenir dans la mécanique newtonienne est également présente dans la physique einsteinienne ; mais intervient aussi la vitesse de la lumière c, seconde « constante universelle » de la physique et de la cosmologie.

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La distance d entre deux points matériels est, selon ces équations, une fonction du temps. Et la solution des équations montre que cette distance ne peut être constante, comme si la matière était partout astreinte à s’effondrer sur elle-même. De façon générale, si on applique cette solution à l’Univers, un univers de densité uniforme, de propriétés isotropes (cette simplification étant mathématiquement nécessaire pour aboutir à une solution explicite), alors la distance entre tout couple de deux points massifs doit décroître avec le temps. L’aristotélicien Einstein complète donc ses équations grâce à une constante cosmologique (autre constante universelle) de façon à ce que les distances restent constantes, à ce que l’Univers soit parfaitement stationnaire.

Ceci se passait en 1917, il y a bientôt un siècle.

L’Univers en expansion

Deux groupes de recherches intervinrent alors, poursuivies jusque dans les années 40.

Tout d’abord, les adeptes de la physique einsteinienne cherchent des solutions plus générales aux équations d’Einstein. On restait dans le cadre strict de l’hypothèse restrictive appelée le « principe cosmologique parfait  » d’homogénéité et d’isotropie de l’Univers, en tous points et à tout instant. Sans donner à la constante cosmologique le caractère absolu que lui conférait Einstein, Friedmann, puis Lemaître aboutissent à des familles de modèles, dans lesquels la distance entre tout couple de deux points matériels augmente (expansion), ou diminue (contraction) avec le temps. Ces modèles, remaniés sur des détails (voir ci-dessous), ont, tous, les mêmes caractéristiques : le « point singulier » de leur origine. Tous impliquent le postulat d’Einstein, homogénéité et isotropie de l’Univers. Tous impliquent qu’au voisinage de ce point singulier, la notion de « temps » conserve son sens. Tous considèrent que l’on peut décrire l’Univers, et pas seulement l’univers observable, par une solution des équations imposées de la Relativité Générale…

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Parallèlement les recherches sur les galaxies se développent, grâce à l’utilisation de télescopes de plus en plus puissants et à une analyse spectroscopique de plus en plus raffinée. Ainsi Slipher montre-t-il que le spectre des galaxies les moins brillantes, donc sans doute les plus lointaines, est décalé vers le rouge d’une quantité . O n sait maintenant que les galaxies sont extérieures à notre Galaxie – la Voie Lactée. Hubble établit que ce « décalage vers le rouge » z = (en anglais : le « redshift  ») est une fonction de la distance d de la galaxie source de la lumière analysée ; Lundmark pense que c’est une fonction quadratique ; Hubble établit une méthode d’évaluation de la distance des galaxies et montre que le décalage est une fonction linéaire z = Hd de la distance, où H est la « constante de Hubble ». Or, le décalage d’un spectre vers le rouge se démontre simplement en physique classique grâce à l’effet Doppler-Fizeau, bien étudié au XIXe siècle. Un décalage spectral vers le rouge est alors lié à une vitesse d’éloignement de la galaxie source de lumière. Avec cette interprétation, on peut dire que les galaxies s’éloignent toutes de nous avec une vitesse proportionnelle à leur distance, et qu’elles s’écartent donc les unes des autres avec une vitesse proportionnelle à la distance qui les sépare. L’univers observé serait alors, actuellement, en expansion. Les vitesses des galaxies les plus lointaines étudiées par Hubble étaient au plus de quelques dizaines de milliers de kilomètres par seconde, dix fois plus petites que la vitesse de la lumière ; cette vitesse était déjà en vérité considérable, si considérable que Hubble lui-même, et son collègue Tolman parlent toujours de « vitesse apparente » – ce qui implique qu’ils envisagent la possibilité de décalages vers le rouge non dus à un effet Doppler-Fizeau. Mais la collectivité, n’ayant pas d’autre explication que l’effet Doppler, admet – et cela devient un dogme non discuté, et bientôt non discutable – que l’Univers est en expansion. Les élèves et successeurs de Hubble, jusqu’à aujourd’hui étendent ces mesures, et arrivent à des vitesses très proches de celle de la lumière. L’Univers est en expansion, à une vitesse uniforme de 71 kilomètres par seconde pour une distance d’un mégaparsec (1 Mpc = un million de parsecs ; un parsec égale 3,262 années de lumière, ou environ 30 857 000 000 000 kilomètres).

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Donc l’univers observé est (selon les études décrites) en expansion, actuellement. Cela veut dire qu’il y a mille ans, il était un peu plus ramassé, plus dense. Il y a des millions d’années, il était bien plus dense encore. Alors, se pose la question : et autrefois, comment était-il ? On peut remonter l’expansion dans le temps, avec une hypothèse simple, celle d’une expansion uniforme, proportionnelle au temps. L’on trouve alors que l’Univers, au temps to =1 /H avant aujourd’hui était INFINIMENT dense. La physique suggère qu’infiniment dense, il devait être aussi infiniment chaud. Or les théories, celles de Friedmann et de Lemaître, concluent aussi que l’Univers homogène et isotrope est passé par un point singulier (l’«  atome primitif » de Lemaître) solution nécessaire de leurs équations, un certain temps t1 avant aujourd’hui. C’est une explication raisonnable de l’expansion actuelle que permettent donc les modèles. Avec les valeurs actuelles des mesures, on trouve t1 = 13, 6 milliards d’années, l’« âge de l’Univers ». Il y a 13,6 milliards d’années, l’Univers infiniment dense commence sa vie par une expansion très rapide : c’est alors ce qu’on appelle aujourd’hui le Big Bang, la grande explosion, le grand boum, la naissance de l’Univers. Et « avant » ? Cette question doit se poser, et les cosmologistes n’y apportent pas de réponse. En effet, comment définir (et mesurer) le temps dans ces conditions infiniment extrêmes (si j’ose ainsi dire) ? Mais alors, immédiatement après le Big Bang, comment définir (et mesurer) le temps ? Le problème est le même après qu’avant !

Le Big Bang

Quoi qu’il en soit, Gamow, à la fin des années 40, et ses collègues Herman et Alpher, étudient les conditions physiques peu de temps après le point singulier des modèles et ensuite. Quelle physique peut décrire ce qui se passe dans l’infime fraction de seconde, ou pendant les quelques minutes qui suivent dans le temps ce point singulier, nécessairement très chaud ?

Dans ce laboratoire très particulier, Gamow, spécialiste des réactions nucléaires, cherchait à créer à partir des particules élémentaires, (protons, neutrons, électrons) la totalité des éléments observés dans l’univers, dans des proportions telles qu’effectivement observées. Le refroidissement très rapide du mélange obtenu fige cette composition élémentaire, comme par une « trempe » métallurgique. Le moment de la « trempe » en question correspond à une séparation entre l’énergie de matière et l’énergie de rayonnement. Et comme, depuis ce moment, le rayonnement ne cesse de se diluer en raison de l’expansion, sa valeur actuelle correspond à un « rayonnement de corps noir » dont on peut calculer la température, un rayonnement thermique de fond de ciel, observable dans le domaine des ondes millimétriques et centimétriques (micro-ondes) : c’est le MBR (Microwave Background Radiation). Gamow, Alpher et Herman donnent des évaluations qui vont de quelques dixièmes de degrés à quelques dizaines de degrés 2. Les derniers articles de Gamow sur cette question remontent à 1954. La communauté scientifique est alors encore sceptique quant à la construction de Gamow et de ses amis… Un sceptique aussi rationnel que Hoyle se gausse de cette fantasmagorie. C’est lui qui, par dérision, baptise l’édifice de Gamow sous le nom de « Big Bang ». Le mot qui voulait ridiculiser cette théorie ne fut pourtant pas étranger à son succès.

1 L’initiale du mot, capitale ou minuscule, est importante. Nous revenons sur ce point dans la suite de cet article.

2 7 K pour Gamow en 1947, >5 K pour Alpher & Herman en 1948/1949 (avec r = 10-22 g.cm-3 !), 50 K Gamow en 1952. La prédiction n’était pas très précise.

Publié dans le n° 292 de la revue


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L' auteur

Jean-Claude Pecker

Jean-Claude Pecker (1923-2020) a été astrophysicien, professeur au Collège de France et membre de l’Académie des (...)

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