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Point de vue

Les gaz de schiste : une réalité aux États-Unis, une éventualité ailleurs

Publié en ligne le 21 mars 2013 - Énergie -

Depuis maintenant quelques années, les hydrocarbures non conventionnels prennent une place grandissante dans l’approvisionnement mondial en hydrocarbures. Le rapide développement des gaz de schiste aux États-Unis et son influence sur le bouleversement du marché gazier américain ont poussé les compagnies d’exploration à s’intéresser à cette ressource dans d’autres parties du monde. Ce phénomène constitue sans doute une véritable révolution sur le marché gazier.

Les gaz de schiste : une « success story » américaine.

Si le développement rapide des gaz de schiste ne date que d’une petite dizaine d’années, il est intéressant de noter que le premier puits de gaz réalisé aux USA a été un puits de gaz de schiste sur la commune de Fredonia dans l’État de New York et remonte à 1821, soit 38 ans avant le puits du Colonel Drake en Pennsylvanie (considéré comme le premier véritable puits de pétrole) ! Ce puits de 9 mètres de profondeur, dans les Marcellus shales, alimentait deux magasins et un moulin à farine.

L’exploitation des gaz de schiste a très largement bénéficié des avancées technologiques mises au point dès les années 1980 pour exploiter un autre gaz non conventionnel, le « gaz de réservoir compact » 1 (voir figure).

Dans les deux cas (gaz de schiste et gaz de réservoir compact), il faut produire du gaz à partir d’une roche ayant une très faible porosité et une perméabilité naturelle quasiment nulle, ce qui semble antagoniste avec une production commerciale nécessitant de mobiliser au travers de cette roche d’importants volumes de gaz.

Pour exploiter ces gaz de réservoir compact, deux techniques, déjà existantes, ont été massivement associées et perfectionnées : le forage horizontal et la fracturation hydraulique.

La production de gaz non-conventionnel aux USA

Pour produire de grandes quantités de gaz à partir des couches de roches-mère, il faut multiplier le nombre de forages horizontaux et de fracturation hydraulique. Malgré un déploiement complexe et un prix du gaz aux États-Unis relativement bas (inférieur actuellement à 3 $/MBtu 2), les gaz non conventionnels représentent 54 % de la production des USA, qui sont redevenus les premiers producteurs mondiaux, juste devant la Russie. Cette production importante de méthane, que peu de personnes avaient anticipée, a révolutionné le marché gazier américain. Les prévisions de production de gaz de schiste, toujours réévaluées à la hausse ces dernières années, ont modifié considérablement les perspectives d’importations de GNL (gaz naturel liquéfié, voir le lexique dans ce dossier) aux États-Unis. Les nombreux projets de terminaux de réception de GNL, dans ce pays, ont presque tous été arrêtés (figures).

Cette réussite repose sur une conjonction de facteurs favorables :

  • un grand nombre de bassins sédimentaires, déjà bien connus grâce aux productions d’hydrocarbures conventionnels, se sont avérés particulièrement prolifiques pour les gaz de schiste ;
  • un marché gazier en nette augmentation et des infrastructures déjà existantes ;
  • une industrie pétrolière et parapétrolière concurrentielle, réactive et innovante qui a su relever les défis technologiques ;
  • une volonté marquée d’indépendance énergétique des gouvernements américains.

Quel potentiel ?

Cette révolution des gaz de schiste aux États-Unis a déclenché un intérêt majeur dans de nombreux autres pays. Les ressources mondiales sont potentiellement très importantes... mais les ressources récupérables sont encore mal évaluées...

Une transition énergétique vers une production moins émettrice de CO2 ne pourra se faire que sur des décennies durant lesquelles il est indispensable d’assurer l’approvisionnement en hydrocarbures. Le gaz naturel, abondant et moins polluant, est appelé à jouer un rôle important dans cette transition, passant d’une consommation annuelle de 3,15 Tm3 (millions de millions de m3) en 2008 à 4,53 en 2035 (source AIE, 2010 [1]). Dans les pays émergents comme la Chine et l’Inde, la consommation devrait augmenter de plus de 5 % par an jusqu’en 2035. Dans les pays développant des énergies renouvelables intermittentes (éolien, solaire), les centrales à gaz se développeront pour assurer un approvisionnement constant.

Les réserves prouvées mondiales de gaz naturel conventionnel sont de l’ordre de 188 Tm3, soit environ 60 ans de consommation actuelle (voir la carte du monde des ressources récupérables).

Le développement récent et encore géographiquement limité à l’Amérique du Nord de la production de gaz non conventionnels rend difficile l’évaluation des réserves mondiales, mais le chiffre avancé de plus de 900 Tm3 (AIE, 2009 [2]) de gaz en place (dans le sous-sol) explique l’engouement pour ces nouveaux types de gaz.

Gaz de schiste : ressources récupérables (2011)

Pour les ressources en gaz conventionnels, trois grands pays se partagent plus de la moitié des réserves prouvées (Russie : 46 Tm3, Iran : 30 Tm3, Qatar : 25 Tm3 sur les 188 Tm3 mondiaux). Les ressources en gaz de schiste sont d’autant plus intéressantes qu’elles pourraient redessiner la carte géopolitique des ressources gazières mondiales avec, en plus des États-Unis, l’apparition de pays comme la Chine, l’Argentine, le Mexique, et en Europe, la Pologne et la France (USEIA, 2011 [3]).

Ainsi, la prise en compte des gaz de schiste permettrait de doubler le montant des réserves mondiales. Il faut cependant rester prudent concernant leschiffres publiés pour les pays hors États-Unis, car les premiers puits d’exploration ne sont qu’en cours de forage. Comptetenu de nos connaissances géologiquesconcernant ces bassins sédimentaires, les ressources sont présentes, mais il reste à démontrer qu’elles puissent être exploitées commercialement.

Une exploitation complexe et controversée

Afin que la production d’hydrocarbures puisse répondre à la demande mondiale croissante, l’industrie pétrolière a développé de nouvelles technologies permettant d’explorer et d’exploiter les hydrocarbures dans des conditions géologiques ou géographiques de plus en plus complexes (offshore ultra-profond, réservoirs très enfouis, domaine arctique, etc.). La production des hydrocarbures non conventionnels s’inscrit dans cette évolution vers l’exploitation de ressources dites « technologiques ».

Dans un contexte de dépendance durable vis-à-vis des énergies fossiles, l’émergence de l’âge d’or du gaz est une bonne chose dans la mesure où les émissions de gaz à effet de serre (GES) sont inférieures à celles du pétrole et du charbon. Il est indispensable de réaliser une étude précise de l’analyse du cycle de vie 3 de toute la chaîne d’exploitation et de transport du gaz de schiste. Les chiffres publiés par W. Horwath de l’Université de Cornell affirmant que le bilan en terme de gaz à effet de serre de l’exploitation des gaz de schiste était pire que le charbon sont contestés, une émission majorée de 5 à 10 % par rapport au gaz conventionnel apparaît plus raisonnable 4.

Le gaz de schiste pourrait-il être « bon pour la planète » ?

Le gaz de schiste, en se substituant massivement au charbon, pourrait-il être un progrès significatif pour l’environnement et la santé ? La question mérite d’être examinée avec attention. En effet, la part du charbon dans la production mondiale d’énergie est encore très importante (28 % pour le charbon, 32 % pour le pétrole et 22 % pour le gaz, selon l’Agence Internationale pour l’Énergie). Et les différents scénarios pour le futur lui accordent encore une place de premier choix, avec en particulier la forte croissance des besoins énergétiques dans les pays émergents (le nucléaire, et encore moins le solaire et l’éolien, dans ces différents scénarios, ne sont à même d’inverser cette tendance lourde à l’échelle planétaire). En termes d’émissions de CO2, la combustion du gaz naturel émet, pour produire la même énergie, environ deux fois moins de CO2 que celle du charbon. L’impact de la substitution du charbon par le gaz devient alors significatif dans la lutte contre le réchauffement climatique. Ainsi, selon le chef économiste de l’Agence Internationale de l’Énergie, l’exploitation du gaz de schiste aux USA a permis de réduire drastiquement les émissions de CO2 « en poussant les producteurs d’électricité à remplacer les centrales à charbon par des centrales à gaz ». En une année, la production d’électricité à base de charbon a chuté de 19 %, alors que celle à partir de gaz a grimpé de 38 %1.

Ces chiffres font toutefois l’objet d’une controverse2. En cause, la quantité de gaz qui s’échapperait des installations des puits en exploitation (chiffres allant de 1 % à 8 % selon les sources...). Faute de données suffisantes, les exploitants étant très peu transparents aux États-Unis, il est difficile de conclure précisément. Mais il est certain que des normes plus contraignantes dans le forage et l’exploitation pourraient conduire à fortement réduire ces fuites. Ajoutons aussi que la combustion du gaz présente l’avantage de limiter les émissions de certains produits dangereux que l’on retrouve avec le charbon comme l’oxyde de soufre ou le mercure, par exemple.


1 Shale gas boom helps slash US emissions, Financial Times, sur www.ft.com
2 Voir par exemple : https://www.nature.com/news/air-sam...
J.-P.K.

Les gisements de gaz de schiste sont, non seulement, « proches de chez nous », mais proches de régions habitées. L’acceptabilité sociale, indispensable dans nos pays pour tout projet industriel, imposera des normes d’exploitation que les mineurs en Chine ou les populations au Mali sont dans l’absolue incapacité d’imposer. Ajoutons que, pour le gaz de schiste, il n’y a pas de mineur à envoyer sous terre, seulement des forets et des robots. En terme d’impact, on peut espérer que les méthodes parfois irresponsables de certains acteurs industriels du gaz de schiste aux États-Unis laisseront définitivement la place aux pratiques et technologies disponibles, plus respectueuses de l’environnement, à la recherche de nouvelles méthodes plus sûres, et à des réglementations et des contrôles adaptées.

Pas dans mon jardin... mais ailleurs ?

L’installation d’une exploitation de gaz de schiste suscite l’inquiétude des riverains. On peut le concevoir, au vu de certaines pratiques mises en œuvre aux États-Unis, et dans le contexte d’une controverse très passionnée, peu propice à l’information complète et sereine. Une des caractéristiques des gisements de gaz de schiste est qu’ils semblent relativement bien répartis sur l’ensemble de la planète. Dès lors, leur mise en valeur va directement impacter les populations qui bénéficieront de l’énergie produite. Cette « relocalisation » de la production d’énergie (relocalisation contribuant, au passage, à améliorer le bilan CO2) met en relief notre propension à refuser « dans notre jardin » ce qu’on accepte de fait à l’autre bout du monde.

Faut-il rappeler les milliers de morts par an au fond des mines de charbon (coups de grisou, effondrement) et le fléau de la silicose suite à l’inhalation des particules de silice ? Mais les victimes, aujourd’hui, sont souvent chinoises... loin de chez nous. Les mineurs de fond du Nord et de l’Est de la France sont petit à petit oubliés. Quant au pétrole, largement utilisé en France, sa production est lointaine. Les guerres du pétrole, les pollutions dues à des méthodes d’exploitation ne respectant pas toujours les standards en vigueur, c’est à des milliers de kilomètres.

J.-P.K.

L’acceptation sociétale passe par des efforts technologiques pour réduire les impacts de cette exploitation. De nombreux axes de recherche sont explorés portant sur l’empreinte au sol des exploitations, la gestion de la ressource en eau, la composition du fluide de fracturation en utilisant des produits issus de la chimie verte, ainsi que sur la réduction des nuisances inhérentes à une activité industrielle.

C’est en fonction des réponses apportées à ces questions que les gaz de schiste, et plus généralement les hydrocarbures non conventionnels, pourront représenter une véritable révolution dans notre futur approvisionnement en hydrocarbures, et aussi un avantage en termes d’émission de gaz carbonique par rapport au charbon, encore largement dominant.

Gaz de schiste : quelles conclusions ?

L’Agence Internationale de l’Énergie vient de publier ses recommandations pour un développement du gaz de schiste qui soit socialement acceptable, car respectueux de l’environnement 5. Elle prône tout d’abord la transparence, la mesure et le contrôle régulier des impacts environnementaux, ainsi que la concertation avec les autorités locales et régionales. Ensuite, elle recommande un choix réfléchi des sites de forage afin de minimiser les risques sismiques. Autant de mesures de bon sens dont on ne peut que constater qu’elles n’ont pas été en vigueur aux États-Unis. Pour l’Agence, les technologies existent pour prévenir les risques de fuite vers les nappes phréatiques, les fuites de méthane. D’une façon générale, les puits doivent obéir aux meilleurs standards de conception. Le cycle de l’eau doit être contrôlé, suivi, analysé à chacune de ses étapes. Qu’en est-il en réalité ?

La controverse est passionnée et mélange idéologie, enjeux économiques, et réelles considérations environnementales. Encore une fois, le grand public, si rien n’est fait, aura du mal à s’y retrouver, entre « experts indépendants autoproclamés » et experts accusés à tort ou à raison de conflits d’intérêts. Tous les ingrédients sont là pour que la confusion règne, et qu’aucune décision raisonnable ne soit prise sur la base d’un éclairage par la connaissance scientifique.

L’action des pouvoirs publics sera décisive dans sa capacité ou non à mettre en place l’expertise publique adaptée, permettant une évaluation précise des risques réels et des conditions d’une éventuelle exploitation (réglementation adaptée, avec les organismes de contrôle et de surveillance associés). En attendant, si on écoutait les scientifiques ?

J.-P.K.
Références

1 | AIE, 2010. Rapport annuel de l’Agence Internationale de l’Énergie.
2 | AIE, 2009. Rapport annuel de l’Agence Internationale de l’Énergie.
3 | USEIA, 2011. US Energy Information Administration, l’agence officielle de statistiques sur l’énergie du gouvernement américain. www.eia.gov

1 tight gas en anglais, gaz contenu dans des roches qui ne sont pas obligatoirement des roches-mères, mais dont la faible perméabilité complique l’exploitation.

2 Millions de British Thermal Unit, unité utilisée dans le secteur gazier. 3 $ MBtu est en gros équivalent à 20 $ par baril équivalent pétrole, alors que le prix du pétrole est d’environ 100 $ le baril.

3 L’analyse du cycle de vie (ou ACV) considère l’impact sur l’environnement (et donc les émissions de CO2) sur l’ensemble de la chaîne, incluant non seulement l’utilisation du gaz comme énergie, mais son extraction, son transport, sa distribution, et plus généralement tout ce qui est nécessaire à son utilisation.

Publié dans le n° 301 de la revue


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L' auteur

Olivier Appert

Membre de l’Académie des technologies et en a été le délégué général de 2015 à 2018. Il a été président du Conseil (...)

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