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Les médias et la science

Publié en ligne le 4 juillet 2020 - Science et médias -

Les médias et la science… sujet par excellence qui génère des avis souvent très tranchés. Pour certains, nous serions sous le règne tyrannique du sensationnalisme et de l’émotion. En cause, des journalistes qui ne disposeraient pas des compétences scientifiques requises et ignoreraient ce qui caractérise la méthode scientifique. Pour d’autres, à l’opposé, les médias permettraient, par leurs enquêtes et investigations, de révéler des scandales, les dessous cachés d’un domaine qui joue un rôle fondamental dans notre société. Bien entendu, toute généralisation qui mettrait tout dans un même sac et produirait une explication simple et unique est à rejeter. La réalité est bien plus complexe.

Science et médias : une relation sous influence

Dans un récent dossier intitulé « Science et médias : une relation sous influence » [1], nous soulignions la propre responsabilité des scientifiques et réfutions une vision simpliste, un « monde idéal » où les chercheurs  « feraient “parler la nature” au moyen d’expérimentations qui suivraient un protocole rigoureux » et où les médias  « joueraient leur rôle d’information, mélange de vulgarisation et d’analyse des impacts sociétaux ». Nous analysions l’ensemble de la chaîne de la médiatisation de la science (service de communication des institutions ou des entreprises, agences de presse, journaux spécialisés, médias grand public, etc.) et les distorsions successives qu’y subit l’information. Et les chercheurs eux-mêmes, ainsi que leurs institutions, n’en sortaient pas indemnes (biais et fraudes, communiqués orientés, etc.).

Témoignage et émotion

Mais revenons-en au traitement médiatique. Ne faudrait-il jamais faire appel à l’émotion ? Le témoignage serait-il toujours à proscrire ? Une enquête ou un reportage qui se priverait de toute fibre émotionnelle n’attirerait personne. Et il existe d’excellentes émissions de vulgarisation qui savent allier émotion et rigueur. On pourrait imaginer qu’il en soit de même pour le traitement de sujets plus controversés en prise avec nos préoccupations quotidiennes (santé, environnement, alimentation, etc.). S’il n’a aucune valeur scientifique, le témoignage peut, dans un reportage, servir à illustrer un fait établi ou aider à expliquer et rendre compte d’une situation réelle. Il ne peut cependant pas constituer la preuve d’une affirmation. Par conséquent, si l’usage du témoignage n’est pas à proscrire, il doit s’accompagner de plusieurs précautions. Tout d’abord, il importe de relativiser le crédit que l’on peut apporter à l’explication d’un phénomène ou d’une souffrance par la personne concernée (ce qui n’est pas nier sa souffrance). Ensuite, les journalistes se doivent de mettre un état réel des connaissances en regard des témoignages qu’ils présentent.

Que croire ? À qui accorder sa confiance ?

Dans le domaine scientifique, quand il s’agit de prendre une décision, tout ne peut pas être mis au même niveau : témoignage, étude isolée et non reproduite, avis d’expert, expériences concordantes ou expertise collective. En médecine, par exemple, il existe une pyramide de niveaux de preuve, maintenant reconnue et adoptée par la plupart des agences de santé publique de par le monde et qui aide à constituer ce que l’on appelle la « médecine fondée sur les preuves ». Des systèmes similaires ont été mis en place sur des questions environnementales. Cette pyramide permet de déterminer le degré de confiance à attribuer aux données considérées. Au sommet figurent les méta-analyses et les expertises collectives [2]. Bien entendu, ce niveau n’est pas infaillible et peut être contesté dans un reportage, tant sur le plan scientifique que sur celui de l’intégrité du processus mis en œuvre. Mais à moins de croire en une théorie généralisée du complot, quand l’ensemble des agences sanitaires, sur la base de l’analyse de la littérature scientifique, arrive à des conclusions similaires, comme c’est le cas sur de nombreux sujets (risque des OGM ou du glyphosate, efficacité de l’homéopathie, effets secondaires des vaccins, etc.), rappeler ce qui fait consensus doit rester un prérequis de toute enquête journalistique.

 « Cash Investigation » et « Envoyé Spécial »

Ces émissions de la chaîne publique France 2 cristallisent beaucoup de passions et illustrent parfaitement les postures évoquées plus haut. Pour les uns, les enquêtes menées par les équipes de la journaliste Élise Lucet, quand elles abordent des controverses autour d’applications de la science, sont salutaires et lancent des alertes nécessaires. Pour d’autres, au contraire, elles ne reposent sur aucune science sérieuse et elles médiatisent l’émotion pour produire un discours anxiogène et relayer des campagnes militantes idéologiques. Nous avons nous-mêmes procédé à l’analyse minutieuse de deux de ces émissions ( « Produits chimiques : nos enfants en danger » dans « Cash Investigation », février 2016 [3] et « Glyphosate : comment s’en sortir ? » dans « Envoyé spécial », 17 janvier 2019 [4]) et constaté  « combien il est facile de se retrouver avec une information biaisée, du fait de manque de précision, de sélection partielle voire partiale de données, de déformation de données scientifiques quand ce n’est pas de contresens manifestes. Et cela, surtout lorsque la mise en scène tourne au sensationnalisme et génère l’inquiétude légitime des parents à qui l’on répète en boucle que leurs enfants sont en danger. »

Nous publions dans ce numéro de Science et pseudo-sciences une analyse d’Erwan Seznec ( « Comment se construit une enquête en télévision  »), un journaliste qui relate ce qu’il a pu observer sur la manière dont ce genre de reportages est habituellement préparé à l’avance selon un script prédéfini et déjà vendu par la maison de production où il ne reste plus qu’à réaliser le casting qui répondra aux rôles déjà assignés. Nous publions ainsi le témoignage de Léon Guéguen ( « Retour sur “Cash Investigation : fruits et légumes"  »), membre de l’Académie d’agriculture, qui décrit sa propre expérience lors de la réalisation d’un récent reportage sur la valeur nutritionnelle des fruits et légumes.

Ces témoignages n’ont pas valeur de preuve et leur message n’a pas vocation à être généralisé. Mais, s’ajoutant aux analyses que nous avons produites, ils illustrent malheureusement une situation réelle et inquiétante, qui faisait dire à la journaliste Géraldine Woessner (aujourd’hui à l’hebdomadaire Le Point mais alors à Europe 1) en s’adressant à ses confrères :  « On est à lère de la désinformation de masse. Vos complaisances corporatistes dépassent largement le cadre dune seule diffusion. Elles nourrissent un torrent lentement creusé par nos manquements successifs, qui grossit, se déverse sur Facebook où aucun barrage ne le retient, il explose, se démultiplie […]. Face à la science, maintenir et encourager les positions “relativistes” est une hypocrisie : la vérité, cest que cela assure de fortes audiences en exploitant les peurs (légitimes) des populations. À court terme, cest payant. À long terme, cest simplement la mort de notre profession » [5].

Le rôle de la presse comme contre-pouvoir est irremplaçable. Mais en s’affranchissant de la rigueur scientifique, en sélectionnant les faits qui viennent confirmer une opinion préétablie au détriment d’une information qui instruirait sur la base d’une véritable enquête objective, en substituant le témoignage aux savoirs établis et en labellisant « expertise scientifique » un discours militant ou idéologique, elle risque de se faire l’instrument de la désinformation et non de l’information, avec toutes les conséquences qui en découleraient pour le débat démocratique.