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Les scientifiques et l’éthique

Publié en ligne le 5 juillet 2004 - Science et décision -
par Raymond Carpentier - SPS n° 235, septembre-octobre 1998

« Il ne peut pas y avoir de morale scientifique mais il ne peut pas non plus y avoir de science sans morale. »
Henri Poincaré

Jacques Monod, le grand Jacques Monod, hautement estimable à bien des égards, défendit l’idée que les hommes de science, parce que leur discipline est un modèle de rigueur de pensée et d’action, avaient une sorte de droit de regard sur l’éthique (doctrine du bonheur des hommes, et conduite à cette fin).

Il dit : « La science ignore les valeurs ; la conception de l’univers queue nous impose aujourd’hui est vide de toute éthique. Mais la recherche constitue par elle même une ascèse ; elle implique nécessairement un système de valeurs, "une éthique de la connaissance" ». Reconnaissons que Monod ajoute : « dont elle ne peut cependant démontrer objectivement la validité ».

Dans l’enthousiasme de sa vision il en vint à dire : « ce qui n’est pas scientifique, n’est pas éthique ». Malheureusement, la phrase prête le flanc à une interprétation. Elle peut vouloir dire - et les commentateurs n’ont pas manqué de lui faire dire - « seule la science, en disant la vérité, peut dire le bien ».

Ici commencent les confusions. La plus grave d’entre elles consiste à confondre le vrai et le bien.

Une opinion de premier approche pensera que la vérité est bonne en soi. Mais la réflexion apportera bien vite quelques bémols. Il sera, peut-être, plus facile d’admettre que, sauf exception charitable, le mensonge est une mauvaise action. La question qui nous intéresse est la réciproque de la précédente : « si la vérité est bonne, devrions nous en conclure que le bien serait vrai

Notre réponse est non.

Dans l’isoloir de la salle de la mairie où je vais voter, je choisis le bulletin du candidat que je juge le bon. Est-il pertinent de dire que je suis dans le vrai ? Ici repose l’interrogation fondatrice sur l’éthique.

La vérité d’une affirmation (par exemple l’énoncé d’une loi scientifiquement découverte ; pour fixer les idées, disons la loi d’Ohm sur la chaleur dégagée par une résistance) est sous la dépendance des procédures de vérifications expérimentales, de publicité et de reproductibilité qui sont les exigences de la science.

Qu’en est-il d’une affirmation éthique ? Que je dise :,je juge bon de garantir un revenu minimum aux citoyens qui vivent dans le pays » ou que j’affirme : « j’estime que les étrangers doivent être reconduits chez eux ». Dans les deux cas, l’affirmation peut être jugée bonne ou mauvaise, mais elle ne peut faire l’objet d’aucune vérification de véracité.

Telle est la prégnance (la force et la stabilité) de l’idéologie dominante, que chacun des auteurs des affirmations éthiques citées plus haut n’aura de cesse de prouver qu’il a raison. Que veut dire : « prouver qu’on a raison » ? La thèse qui va être défendue ici, et pour laquelle la mentalité en place n’a pas de « structure d’accueil », c’est : si prouver qu’on a raison c’est prouver qu’on est dans le vrai. C’est une toute autre affaire que d’affirmer un jugement de valeur.

Comment justifier ces jugements en évitant, précisément, le piège qu’ils dénoncent ? Il faut s’arracher à des évidences reçues.

La vérité (en fait : « la véracité », c’est à dire la qualité de vérité d’une affirmation) est relative à une référence extérieure à celui qui la prononce. La vérité doit pouvoir être confirmée ou infirmée en mettant l’affirmation à l’épreuve des faits. Le langage courant parlera « d’objectivité » de la vérité.

La valeur d’une affirmation éthique, sauf à confondre les genres, n’a de référence que la conscience de celui qui l’affirme. J’affirme que cela est bon. C’est moi qui l’affirme. J’en suis l’auteur. J’en prends la responsabilité. Dans notre culture on parlera de « subjectivité » des valeurs.

La difficulté réside dans le fait que « subjectivité » résonne de façon péjorative dans notre culture. Comment en sommes-nous arrivés là ?

A la science l’objectivité des faits. A l’éthique la liberté de choix pour le sujet.

La science dans son domaine de validité a pour rôle de fournir sur les choses des prévisions exploitables pratiquement. Elle a si bien réussi qu’elle a fasciné les esprits et qu’elle a peu à peu instillé dans les jugements qu’elle était capable légitimement de tout dire sur tout. Elle nous a aussi habitués à l’idée que toute notre existence était enserrée dans un filet de déterminations inéluctables. Certes, pour elle, nous ignorerions la plupart de ces déterminations. Mais, à croire certains scientifiques, elle se chargerait de les découvrir peu à peu et elle tendrait à épuiser progressivement le champ des inconnues. Pour la science la pensée se résume dans la connaissance, c’est à dire : ce que l’on sait et ce que l’on ignore. C’est ainsi, notamment, qu’elle a réduit la philosophie à n’être plus qu’une épistémologie. La prégnance de la science sur toute notre pensée a occulté les domaines où elle se prononce, non pas sur ce qui est, mais sur ce que nous voulons qu’il arrive. C’est pourquoi la pensée installée est incapable d’appréhender l’action. L’action, qui est la transformation des choses par le sujet, est une énigme pour la pensée scientifique qui ne peut que saisir les choses dans leur aséité (le fait pour un être d’exister par soi).

La question du rôle de la science dans l’activité éthique nous place donc au cœur d’une question philosophique fondamentale. Elle concerne notre conception radicale du monde, notre vécu essentiel, ce qui concerne la façon dont nous donnons du sens à nos existences, ce que nous jugeons être notre être ou plutôt notre devenir. Cette question peut être formulée ainsi : « ne s’agit-il pour nous, existants, que de prévoir ce qui va arriver, et seulement que de cela, ou s’ouvre-t-il pour nous le champ de l’action, c’est à dire celui dans lequel nous pouvons faire en sorte qu’il arrive, au moins un peu, ce que nous désirons qu’il advienne ? » Du moins dans les créneaux du réel où les « choses dépendent de nous » selon les mots d’Épictète.

Ainsi les ambiguïtés semées par l’excellent Monod peuvent-elles, au moins partiellement être levées si l’on prête attention à séparer le domaine de la constatation des choses qui est du rôle de la science d’avec celui de la transformation des choses qui est du rôle de l’action, et donc de l’éthique. Etant bien précisé que nous appellerons action l’influence intentionnelle du sujet sur les choses et les êtres.

L’éthique est le domaine de l’action. Elle dit ce que l’on veut faire. La science peut servir l’action éthique en se prononçant sur la « faisabilité » des projets éthiques. Elle peut éventuellement dire : si vous faites cela, il arrivera probablement ceci et vous rencontrerez, toujours probablement, telles difficultés. Si vous faites autre chose, les difficultés, et les possibilités de réussite, seront telles et telles. C’est en face de ces divers scénarios possibles que la science peut se prononcer sur leur faisabilité. Nous insistons sur cette notion de possibles qui place la perspective de l’action dans un champ extérieur à la science.

La science doit se taire sur le choix entre les scénarios. Et notamment elle doit être muette, quand l’actant (celui qui agit) choisit un scénario difficile, un scénario dont les chances de réussite seraient faibles. Le choix éthique ne doit pas se soumettre à la prévision de réussite formulée par la science (le ferait-elle en terme de probabilités). Il appartient à l’agissant de juger de l’effort à entreprendre en fonction des enjeux des fins poursuivies. (A noter que l’annonce des difficultés est capable de mobiliser l’énergie des acteurs et de changer les chances de réussite). Nous visons particulièrement ici les prétentions des économistes à imposer des solutions en fonction de leur facilité annoncée. Une solution doit être adoptée en fonction de la valeur du résultat attendu. Ce n’est que secondairement que sera pris en compte le degré de faisabilité.

Ainsi devons-nous toujours séparer prévision et choix.

Cela ne voudrait pas dire que les choix éthiques seraient interdits aux scientifiques. Ils ont aussi le droit, et d’ailleurs le devoir, de participer à l’œuvre éthique qui regarde tous les membres de la communauté humaine. Mais ce qu’il est important d’affirmer - et souvent difficile à faire comprendre - c’est que, si les scientifiques peuvent et doivent faire des choix éthiques, ils ne doivent pas le faire en tant que scientifiques, mais en tant que membres de la communauté des hommes. Leur scientificité ne leur confère aucune autorité, contrairement à des idées reçues répétées à satiété. Pendant qu’ils jugeront du bien et du mal, ils feraient bien d’oublier la forme des démarches intellectuelles qu’ils mettent en œuvre quand ils font de la science. Ils devront notamment se montrer capables de comprendre d’autres modes de penser que celui des raisonnements dont ils ont l’habitude. Ce qui ne veut nullement dire que la démarche éthique pourrait aller n’importe comment, à la va-comme-je-te-pousse. Mais la rigueur, non moins nécessaire à l’éthique qu’à la science, n’emprunte pas les mêmes voies.

Présentant pour la première fois au public français la théorie de la relativité dans l’illustration en 1919 le physicien Charles Nordman a écrit : « la science est comme une clairière dans la forêt de l’inconnu. Plus elle élargit cette clairière plus elle nous met en rapport avec l’inconnu ».