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Lorsqu’on ne comprend pas ce qu’on observe, est-ce encore de la science ?

Publié en ligne le 5 février 2018 - Vulgarisation scientifique -

La cosmologie est la branche de l’astrophysique qui étudie l’origine, la structure et l’évolution de l’Univers. Aujourd’hui on entend souvent le public dire à propos de cette science que ce n’en est pas une 1, car « la nature de 95 % du contenu de l’Univers est totalement inconnue ». D’un autre côté, les astrophysiciens affirment que « la cosmologie est devenue une science de précision ». Laquelle de ces deux allégations antinomiques est-elle juste ?

Image de « l’amas du boulet », constitué de deux amas en collision. La matière noire (en bleu) est séparée du gaz issu de la collision (en rouge). chandra.harvard.edu/

On peut répondre sans hésiter que la première est fausse. La cosmologie applique en effet tous les principes de la méthode scientifique ; en particulier, elle est fondée sur l’observation rigoureuse des faits. Seul problème : elle n’est pas capable pour le moment d’aller plus loin que ces faits indéniables et qui néanmoins suscitent le doute.

Ainsi, la nature de ce que l’on nomme la « matière noire » (que l’on ferait mieux d’appeler la « matière transparente », car elle n’est pas « sensible » au rayonnement mais seulement à la gravité) est totalement inconnue. Or elle représente les quatre cinquièmes de la matière dans l’Univers, alors que la matière « ordinaire » n’en est que le cinquième, et encore ne la voit-on pas entièrement – quelques dizaines de pourcents tout au plus. Pourtant l’existence de la matière noire ne fait aucun doute ; on est maintenant capable d’en mesurer avec précision la proportion et la structure dans toutes les directions du cosmos grâce à la gravité qu’elle exerce sur la matière visible. De plus, on peut montrer par des simulations numériques qu’en l’absence de matière noire, les galaxies et les étoiles n’auraient jamais eu le temps de se former. On n’a cependant pas encore détecté de particules pouvant être identifiées à cette matière noire. Il reste des sites de recherches possibles avec des détecteurs de particules, ou encore avec le LHC (le grand collisionneur de hadrons du Cern, à Genève), car toutes les énergies n’ont pas encore été explorées. Il est également possible que la puissance fournie par le LHC ne soit pas suffisante ; dans ce cas il est peu probable que l’on parvienne à une détection dans un futur proche. Pourtant, on peut affirmer que cette matière existe, quelle qu’en soit la nature. À moins que la loi de la gravité ne soit fausse pour les petites valeurs de l’accélération, mais, pour le moment, la théorie de substitution à cette loi (MOND, pour MOdified Newtonian Dynamics), et son avatar relativiste, sont en contradiction flagrante avec certaines observations (par exemple celles d’amas de galaxies).

Pour l’« énergie noire », c’est pis encore. Cette sorte de force répulsive agissant contre la gravité représente 68 % de la quantité d’énergie de l’Univers, et sa nature est complétement mystérieuse. Elle est nécessaire pour expliquer l’accélération de l’expansion de l’Univers révélée par les supernovæ, ainsi que par les oscillations acoustiques observées dans le fond diffus cosmologique et la distribution des galaxies. Une possibilité : l’accélération observée serait due à une utilisation trop simpliste des équations de la relativité générale. Une autre possibilité : l’accélération de l’expansion serait due à l’existence d’une constante cosmologique – à l’instar de celle qu’Einstein avait introduite dans ses équations, en lui donnant une valeur erronée – au même titre que la constante de Hubble (taux actuel d’expansion de l’Univers) ; l’Univers serait né avec ces constantes, sans que pour le moment (et peut-être jamais) on en comprenne la raison.

Bref, la cosmologie fait partie de la science, de même que les lois de Kepler lorsqu’il les découvrit, bien qu’il fallût attendre 80 ans pour que Newton en fournît une cause. Selon le positivisme, la science doit se cantonner à la question du « comment » et non du « pourquoi ». Sans nécessairement adhérer à cette philosophie, on peut dire que la cosmologie est actuellement une « science positive ». Ce qui ne signifie pas que l’on doive faire appel à une explication métaphysique, mais simplement que les observations nécessaires ne sont pas réalisables pour aller plus loin dans le pourquoi (on dit souvent que pour se placer dans les conditions de l’origine de l’Univers – ce que l’on nomme le « temps de Planck » – il faudrait construire un collisionneur comme le LHC, mais avec les dimensions d’une galaxie tout entière !).

1 Il est amusant de constater qu’on a toujours prétendu que la cosmologie n’est pas une science, mais pour une raison différente : parce que l’Univers est unique et qu’on ne peut expérimenter dessus.


Publié dans le n° 322 de la revue


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L' auteur

Suzy Collin-Zahn

Astrophysicienne et directeur de recherche honoraire à l’Observatoire de Paris-Meudon.

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