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Mais où sont passés les Indo-Européens ?

Publié en ligne le 4 juillet 2015
Ceci est la version intégrale d’une note de lecture abrégée parue dans le SPS n° 313.
Mais où sont passés les Indo-Européens ?

Le mythe d’origine de l’Occident

Jean-Paul Demoule

Seuil, Coll. La librairie du XXIe siècle, 742 pages, 27 €

Ce livre développe et amplifie l’argumentaire des articles dans lesquels Jean-Paul Demoule critique depuis les années 1980 la notion de peuple indo-européen, qu’il qualifie de «  mythe  ». Une très longue partie (environ la moitié du volume) est consacrée à une histoire de la recherche indo-européaniste, en insistant tout particulièrement sur les dérives ou récupérations dont elle a trop souvent été l’objet, ou dont certains savants ont parfois été, hélas, les acteurs, conscients ou non.

Que l’hypothèse indo-européenne ait été reprise et utilisée à des fins identitaires, et qu’elle le soit encore de nos jours par des courants d’extrême droite requiert certes notre vigilance, mais ce n’est qu’un des exemples de l’instrumentalisation de la science. C’est un cas des plus funestes, mais il en est hélas bien d’autres ; cela n’est pas particulier à ce domaine du savoir, et ce n’est guère utile pour jauger sa validité actuelle. De même, qu’il n’y ait pas de consensus sur de nombreux points qui font l’objet de débats très spécialisés ne saurait invalider l’ensemble de ce champ d’études ; au contraire, c’est un signe de sa vitalité.

Bien des pages sont ensuite consacrées à réfuter les méthodes d’une paléontologie linguistique pourtant très généralement reconnue comme obsolète. C’est cependant à très juste titre que J.-P. Demoule dénonce les arguments a silentio (si l’on ne peut reconstituer de racine indo-européenne commune pour tel objet, telle plante ou tel animal, c’est que ceux-ci n’existaient pas sur le territoire des Indo-Européens indivis), et pourtant il semble considérer que l’archéologie serait la pierre de touche permettant de décider ultimement de la validité des hypothèses linguistiques. Pourtant, que l’énorme dossier archéologique européen résumé par J.-P. Demoule, qui en est un excellent connaisseur, ne puisse confirmer l’existence d’un peuple indo-européen, on peut très bien en convenir sans pour autant être obligé d’admettre qu’il n’y aurait jamais eu de locuteurs d’une langue appelée indo-européen par convention, puisqu’en réalité restituée.

Le dossier mythologique est traité bien trop légèrement et se limite à un chapitre sur Dumézil, en ne parlant d’ailleurs pas que de mythologie comparée, puisque l’auteur y revient sur une «  affaire Dumézil  » pourtant depuis longtemps classée 1. J.-P. Demoule se plaît à rappeler par deux fois (pages 380, 494) qu’il avait signalé «  dès 1980  » la «  difficulté  » que représenteraient les traits trifonctionnels typiquement indo-européens repérés par Atsuhiko Yoshida dans la mythologie japonaise, en oubliant que ce même auteur en a également retrouvé en Chine, et sans réfuter précisément les arguments proposés par Yoshida pour expliquer ce qui n’est une anomalie qu’en apparence. Or Pierre Lévêque a repris cette question, et proposé une explication par influences de proche en proche et non par migration, ce qui aurait pu apporter de l’eau au moulin de J.-P. Demoule… s’il en avait tenu compte.

Les rapports sont parfois tendus entre linguistes, mythologues et archéologues, et J.-P. Demoule garde un souvenir vivace d’une remarque acerbe que Dumézil lui fit un jour sur les seconds, mais la situation est finalement assez simple : les linguistes peuvent, par exemple, restituer une racine indo-européenne *(s)per pour «  lance, javeline  » (anglais spear, latin sparum, grec σπάρος, etc.), sans pouvoir décrire la forme ou la matière de sa lame, tandis que, de leur côté, les archéologues savent très bien élaborer la typologie des armatures des armes de jet qu’ils exhument, mais sans pouvoir en retrouver le nom. Dès lors, on comprend que la rencontre soit quelque peu laborieuse.

L’un des arguments majeurs de J.-P. Demoule est que les représentations arborescentes seraient impuissantes à rendre compte des réalités archéologiques et surtout linguistiques de l’Europe depuis les six derniers millénaires, et qu’il faudrait leur préférer d’autres méthodes, notamment l’approche aréale 2, qui serait beaucoup plus riche et permettrait une meilleure intelligibilité des faits. Cette façon de voir est par trop manichéenne, et laisse plusieurs fois supposer que les indo-européanistes seraient peu au fait d’une linguistique moderne. Or ils connaissent très bien cette approche, qu’ils utilisent concurremment avec d’autres, et depuis longtemps. Même des linguistes très critiques, comme Christophe Vielle ou Vittore Pisani, admettent qu’il a existé une aire culturelle qu’on peut qualifier d’indo-européenne, et que du point de vue linguistique on peut au moins accepter que le terme «  indo-européen  » recouvre un ensemble de dialectes ayant eu en commun des traits phonétiques, morphologiques, syntaxiques et lexicaux. Ainsi se dessinent des faisceaux d’isoglosses délimitant une aire géographique... peuplée de gens qui parlaient ces dialectes.

Bien sûr, on souhaite avec J.-P. Demoule que des «  modèles beaucoup plus complexes et pluridisciplinaires  », qu’il appelle en conclusion, permettront de meilleures théorisations, mais un modèle n’est jamais qu’une aide, une béquille pour rendre intelligibles des réalités complexes, et l’on regrette que l’auteur n’ait pas au moins présenté certains des nouveaux outils déjà disponibles : cartes de répartition par isolignes ou noyaux de densité, graphes que certains statisticiens et phylogénéticiens appliquent actuellement aux réalités culturelles en préhistoire, archéologie, linguistique et mythologie, car ils combinent le modèle de l’arbre et celui du réseau, permettant de visualiser la part héritée aussi bien que les homoplasies (emprunts, convergences, réversions, influences) 3.

J.-P. Demoule soutient que le peuple indo-européen serait un mythe ad hoc, construit à seule fin de remplacer le mythe biblique de nos origines : cela n’est vrai que dans la mesure où c’est pratiquement toute la science qui s’est ainsi construite contre le récit biblique, et que c’est particulièrement le cas de tous les récits originels que nous content actuellement préhistoriens, généticiens et astrophysiciens. Comme ces narrations sont trop complexes pour être contrôlables par chacun, nous les recevons le plus souvent comme autant de mythes invérifiables. Il n’empêche : on ne peut les réduire à la catégorie des mythes, puisque ceux-ci montrent sans démontrer, à la différence des constructions scientifiques.

Il faut enfin souligner que si cet ouvrage est à l’évidence un livre à charge, son ton est infiniment plus mesuré que certains des comptes rendus tonitruants qu’il a suscités, claironnant la mort d’un mythe et «  l’obstination dans l’erreur  » des indo-européanistes : de telles réactions ne peuvent qu’envenimer un débat qu’il serait souhaitable de poursuivre sereinement.

1 On a surnommé « affaire Dumézil » la tentative visant à disqualifier l’œuvre de cet auteur, non pas en s’appuyant sur une argumentation scientifique, mais en lui prêtant des motivations politiques, à savoir une sympathie pour l’idéologie nazie. Ainsi que l’a démontré Marco V. García Quintela, ces attaques injustes cachaient en réalité « un combat symbolique pour la prééminence intellectuelle dans le milieu de l’étude comparée des religions » (voir par exemple : https://www.persee.fr/web/revues/ho...).

2 aréale : relative à une surface, une aire (NDLR).

3 Voir par exemple Apparenter la pensée ? Vers une phylogénie des concepts savants, sous la direction de Pascal Charbonnat, Mahé Ben Hamed, Guillaume Lecointre, Éditions Matériologiques, 2014.


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Cet article appartient au sujet : Esprit critique et zététique

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Publié dans le n° 313 de la revue


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Auteur de la note

Jean-Loïc Le Quellec

Directeur de recherche au CNRS, Jean-Loïc Le Quellec (...)

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