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Menaces « post-modernes » sur la science

Publié en ligne le 8 octobre 2013 - Science et décision -

La méthode scientifique guide depuis des siècles l’étude des phénomènes naturels, mais cette méthode est progressivement sapée par la pensée dite « postmoderne ». Celle-ci exerce une influence souvent hégémonique dans les sciences humaines : dans nombre d’institutions, la sociologie des sciences est monopolisée par ce courant. L’examen des programmes des trois colloques successifs « Science de la vie en société » du Genopole 1 révèle que tous les orateurs invités des sciences humaines et sociales, qu’ils soient sociologues, philosophes, historiens des sciences, proviennent du même courant post-moderne 2. Désemparés par les querelles politiques autour de certaines technologies, des scientifiques appellent naïvement à la rescousse des sociologues, par exemple, sans s’apercevoir qu’il ne s’agit pas d’une sociologie « universelle », mais d’une chapelle bien particulière qui ne produit qu’une forme particulière de pensée. En fait, les scientifiques, et plus généralement la société, ont du mal à identifier la menace, et même simplement la nature idéologique de ces courants de sciences humaines.

Opportunisme et relativisme dans les sciences humaines

Certains sociologues des sciences, notamment ceux de la communauté des « science studies » 3, ont identifié l’opposition à l’innovation comme une opportunité d’accroître leur influence en exploitant le thème des « mobilisations citoyennes », « controverses » et autres « conflits » : « Il ne faut pas se contenter d’attendre que les controverses se déclarent. Il faut les aider à émerger, à se structurer, à s’organiser » ont ainsi écrit Michel Callon et ses collègues 4. Plus insidieusement, lors de son audition le 19 novembre 2012 par l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST) suite à l’« étude-choc » du Criigen sur des rats ayant consommé du maïs transgénique NK603 5, Francis Chateauraynaud, directeur du Groupe de sociologie pragmatique et réflexive à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) voit dans cette affaire le résultat de notre « incapacité collective à organiser le contradictoire », et affirme qu’« il serait bon que le débat public puisse se nourrir selon quatre processus complémentaires : le jeu de la contre-expertise, l’expertise collective, l’expertise distribuée (où des acteurs de cultures diverses contribuent à l’analyse), l’expertise dialogique et participative qui permet le surgissement de vraies questions de société ».

On voit ainsi poindre de nombreux thèmes chers au postmodernisme dans les sciences : « participation » des « parties prenantes », « co-production des savoirs » et « mise en controverse » de questions qui relèvent de la méthode scientifique, le tout accompagné d’une bonne dose de relativisme.

En effet, bien qu’elle s’en défende, la vision post-moderne de la science est fondamentalement relativiste (« toutes les opinions se valent » et la démarche scientifique est une opinion comme les autres). S’il n’y a pas de vérité objective et universelle, alors chaque groupe social ou politique est en droit d’exprimer la vérité qui lui convient le mieux. Dans un tel cadre, les allégations idéologiquement construites sur les dangers de telle ou telle technologie sont porteuses d’autant de « vérités » que l’évaluation scientifique des risques. Et finalement, si toutes les opinions se valent, quel intérêt y a-t-il à écouter les scientifiques ?

Défendre la méthode scientifique

Bien sûr, les scientifiques peuvent se tromper (et même être malhonnêtes), ce que les post-modernistes (et les écologistes politiques) mettent en avant, en s’appuyant sur des exemples interchangeables de « scandales » réels ou supposés, qu’il est inutile de citer ici tant ils sont rabâchés, et qui, souvent d’ailleurs, n’ont aucun lien avec la méthode scientifique. Car c’est bien de la méthode scientifique qu’il s’agit, et c’est elle qu’il convient de défendre face au post-modernisme, et non le comportement individuel de scientifiques.

Aujourd’hui, défendre la science vous exposera inévitablement à l’accusation de « scientisme ». Cette croyance du 19e siècle, quasi mystique pour certains qui, en citant Renan, voulait « organiser scientifiquement l’humanité », est pourtant bien loin de nos conceptions de ce début de 21e siècle 6.

Le postmodernisme

Le terme « postmodernisme » [...] recouvre une vague constellation d’idées dans des domaines qui s’étendent de l’art et de l’architecture aux sciences sociales et à la philosophie. Je propose d’employer ce terme dans un sens beaucoup plus restreint : il désignera ici un courant intellectuel caractérisé par :

  • le rejet plus ou moins explicite de la tradition rationaliste des Lumières ;
  • des élaborations théoriques indépendantes de tout test empirique ;
  • un relativisme cognitif et culturel qui traite les sciences comme des « narrations » ou des constructions sociales parmi d’autres.

Ainsi, les postmodernes rejettent l’idée que les assertions portant sur le monde naturel ou social puissent être objectivement, et donc transculturellement, vraies ou fausses ; ils soutiennent, par contre, que la vérité est toujours relative à un groupe social et culturel1. Souvent, le mot « vérité » se trouve redéfini par les postmodernes pour dénoter un simple accord, voire un compromis, entre les membres d’un même groupe social ou une utilité pratique en vue d’un objectif précis. Ainsi, les postmodernes tendent à rejeter l’objectivité, y compris en tant que simple idéal que l’on s’efforcerait d’atteindre (même de manière imparfaite). Chez eux, tout dépend du point de vue subjectif de chacun, et les valeurs morales ou esthétiques supplantent les valeurs cognitives en tant que critères d’évaluation des assertions factuelles [...].

Afin de donner une idée plus précise des conceptions que je qualifie ici de « postmodernes », voici quelques exemples. Considérons les assertions suivantes, formulées par des figures éminentes de la sociologie des sciences2 :

  • « [L]a validité des propositions théoriques dans les sciences n’est affectée en rien par des preuves factuelles. »
  • « Le monde naturel joue un rôle mineur, voire inexistant dans la construction du savoir scientifique. »
  • « Pour [nous autres] relativistes, l’idée selon laquelle certaines normes ou croyances sont réellement rationnelles et non uniquement acceptées comme telles localement n’a pas de sens. »
  • « La science se légitime elle-même en reliant ses découvertes au pouvoir, une liaison qui détermine (et ne se contente pas d’influencer) ce qui est admis au rang de savoir fiable [...]. » Toutefois, des affirmations aussi explicites que celles-ci sont rares dans la littérature postmoderne. Il est bien plus fréquent d’en lire qui, quoique ambiguës, peuvent être interprétées (et le sont bien souvent) comme des insinuations suggérant ce que les citations qui précèdent formulent explicitement, à savoir que la science telle que je l’ai définie est une illusion et que son savoir prétendument objectif est en grande partie ou en totalité une construction sociale, comme les règles de politesse ou le protocole.
Alan Sokal
Pseudosciences et postmodernisme : adversaires ou compagnons de route ?
Odile Jacob, 2005.

1 Il arrive aussi que les postmodernes reconnaissent que des affirmations peuvent être objectivement vraies ou fausses, mais en insistant sur l’idée que les critères qui permettent de juger si une croyance est rationnellement justifiée (par rapport à une série de preuves données) sont profondément déterminés culturellement.

2 Pour les références précises de ces citations et la discussion associée, on se reportera au livre d’Alan Sokal, page 47 et suivantes.

Mythes et échecs du post-modernisme appliqué

Un mythe largement propagé, en particulier par les sociologues des « science studies », est la « coproduction de savoir » entre scientifiques et « parties prenantes », qui améliorerait la conception des expérimentations scientifiques. Sont cités en exemples des cas très particuliers, comme la coopération entre médecins et associations de malades. Argument fallacieux, car, dans l’approche post-moderniste, il s’agit de réduire la connaissance scientifique au niveau d’une simple opinion, alors que les associations de malades veulent au contraire que la connaissance scientifique progresse. De plus, le rôle du médecin et celui du patient, dans une relation médecin-malade, tout en étant complémentaires, ne sont pas commensurables.

Il faut souligner qu’en matière scientifique ou technique, le postmodernisme appliqué a toujours échoué. Sous forme de « participation du public » ou des « parties prenantes », l’Union européenne a institutionnalisé l’approche défendue par les post-modernistes. L’objectif officiellement affiché lors de la publication de la Directive 2001 sur les OGM était de rassurer les citoyens. L’échec est manifeste. En fait de « participation », nous assistons à la domination des « débats » par des fractions organisées de la société (les opposants déterminés et inflexibles) et la mise en cause permanente des chercheurs et des experts des agences d’évaluation des risques 7. Échec aussi du Comité « Économique, Éthique et Social » (CEES) du Haut Conseil des Biotechnologies en France : derrière ce nom pompeux se trouve en fait un forum de différents lobbies qui n’a jamais abouti à des consensus 8, ni produit de recommandations d’ordre économique ou éthique. Le « débat » et les auditions publiques sur les OGM ont-ils permis de porter à la connaissance du public qu’il existe 30 000 publications scientifiques en rapport direct ou indirect avec les plantes génétiquement modifiées (et qu’environ 5000 nouvelles études sont publiées par an) 9 ? Bien au contraire, ils ont conforté, à force de le répéter, le mythe qu’« il n’y a pas eu d’études (indépendantes) sur les OGM ».

« Le débat est une machine à produire de l’extrémisme »

Il s’agit du titre d’un « point de vue » (Lemonde.fr le 13 avril 2011) du physicien Serge Galam (CNRS / École Polytechnique) qui explique que « le débat public... cache une machine infernale de production d’extrémisme au service des a priori, des menteurs, des préjugés ». Il parlait des débats sur la laïcité et sur le nucléaire. Il eût également été pertinent de prendre les « débats » sur les OGM comme exemple de radicalisation des opinions malgré, ou peut-être à cause, du débat public. Tout cela peut sembler contre-intuitif, mais c’est pourtant ce qui se passe.

Prenons l’exemple de la « construction interactive de recherches » 10 autour de l’essai de la vigne au porte-greffe transgénique de l’INRA-Colmar. Les biologistes n’ont pas ménagé leurs efforts et leur temps, dans des réunions publiques, dans un Comité Local de Suivi, etc. Résultat : les essais ont été saccagés durant le week-end du 5 septembre 2009, puis à nouveau le 15 août 2010. Cerise extrémiste sur le gâteau post-moderniste : Jean Masson, l’un de ces biologistes, a été violemment pris à partie lors de l’audition publique sur les OGM de l’OPECST susmentionnée...

Le post-modernisme et le relativisme, nouveau conformisme en politique

Une illustration : le « Partenariat institutions-citoyens pour la recherche et l’innovation » (Picri) de la Région Île-de-France est présenté comme « un dispositif unique et innovant entre le monde de la recherche et la société civile ». Nous y trouvons généreusement financés 11 les militants du Criigen !

Imbibés de cette idéologie, il échappe aux politiques que la science dite « citoyenne » est « une "science" parallèle pour servir des objectifs politiques » 12. Il s’agit d’une stratégie réfléchie et coordonnée 13 d’organisations opposées à différentes technologies (nucléaire civil, pesticides, chimie de synthèse, nanotechnologies, biotechnologies, biologie de synthèse, médecine, ondes électromagnétiques, etc.) pour substituer à la science « normale » (celle qui contredit souvent leurs a priori) une série d’« expertises » en provenance de chercheurs qui partagent leurs vues idéologiques.

Ce conformisme conduit ainsi à la mise sur le même plan des faits scientifiques et des allégations sans base scientifique – et même celles largement réfutées (à titre d’exemple, citons encore la même audition de l’OPECST). En politique, le post-modernisme a habilement endossé les habits de la démocratie et de la diversité d’opinions : il suffit qu’une allégation ait donné lieu à un bourdonnement médiatique pour que son auteur soit écouté, même s’il s’agit d’un charlatan... On imagine ainsi ce qui va rester de l’expertise scientifique. Ce seront les politiques, les journalistes et l’« opinion publique » qui arbitreront... voire les tribunaux !

« Je sais bien que par la négation sans réserves, on se donne l’air d’un esprit sommaire, simpliste, grossier. Je sais bien que, dans cet ordre d’idées, l’on a tout à gagner de laisser ouvertes toutes les portes, et de se réfugier derrière la complexité infinie des phénomènes, et de s’en remettre aux possibilités imprévisibles de l’inconnu, et d’alléguer l’insondable ignorance de l’homme, sinon l’infirmité essentielle de son esprit. Oui, je sais... » page 126.

« Ceux qui soutiennent que la science n’explique rien, l’on voudrait qu’ils nous expliquassent une bonne fois ce que serait pour eux que d’expliquer » page 141.

« Que l’homme veuille céder à la nature, ou la contrecarrer, il ne saurait se dispenser d’entendre correctement son langage » page 92.

1 Lancé en 1998 à Évry / Corbeil-Essonnes, le projet Genopole® voit le jour grâce à la volonté de l’État, de la Région Île-de-France, du Département de l’Essonne et de l’Association Française contre les Myopathies (AFM), de créer le premier bioparc français dédié à la recherche en génomique, génétique et aux biotechnologies et de contribuer à rattraper le retard français dans ces domaines.

2 Genopole s’est lié pour ces initiatives à l’Institut Francilien Recherche, Innovation et Société (IFRIS) qui regroupe une douzaine d’équipes de recherche dans le domaine des « Science and innovation policy studies » et des « Science and society studies », autrement dit les membres d’une unique chapelle qui s’invitent entre eux.

3 Courant des sciences humaines lié au constructivisme qui se propose d’analyser le fonctionnement de la science et sa production à la lumière des enjeux et de l’organisation de la société.

4 Callon M, Lascoumes P, Barthe Y (2001). Agir dans un monde incertain. Le Seuil.

7 La Commission européenne oblige l’EFSA à interagir avec les « parties prenantes », sans que cela rende la sérénité au « débat ». Une campagne de décrédibilisation de l’EFSA est à l’œuvre ; ses experts sont par exemple régulièrement accusés de conflits d’intérêt, etc. Sur l’indépendance de l’EFSA lire : http://www.efsa.europa.eu/fr/howwework/independentscience

8 Ironie de l’histoire, c’est au cours d’un débat sur la « coexistence » des cultures OGM et non- OGM que le CEES a implosé en janvier 2012 : voir http://ddata.over-blog.com/xxxyyy/1/39/38/37/Contribution-CoexistenceJGrosclaude.pdf

9 Source : BergéRicrochGMLibrary, voir www.marcel-kuntz-ogm.fr/pages/Bibliographie_scientifique-5120182.html.

11 imposteurs.over-blog.com/article-une-critique-du-projet-picri-par-philippe-joudrier-107214447.html.

13 Comme exemples d’organisations fédérant et coordonnant différentes activités d’opposants, citons le Réseau-Environnement-Santé, Agir pour l’environnement ou encore la Fondation Sciences Citoyennes (voir http://www.ecolopedia.fr).

Publié dans le n° 304 de la revue


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L' auteur

Marcel Kuntz

Marcel Kuntz est biologiste, directeur de recherche au CNRS dans le laboratoire de Physiologie Cellulaire Végétale (...)

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