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Naissance de la biologie et matérialisme des Lumières

Publié en ligne le 3 octobre 2014
Note parue dans Raison Présente.
Naissance de la biologie et matérialisme des Lumières
Pascal Charbonnat

Éditions Kimé, 2014, 281 pages, 26 €

Dans cet ouvrage, Pascal Charbonnat scrute les relations, de 1750 à 1810, entre des philosophes matérialistes et des naturalistes. Son argument est que ces quelques décennies sont cruciales pour un double mouvement : un approfondissement et une redéfinition des conceptions matérialistes en relation avec les transformations des sciences, et en particulier de la chimie et des sciences naturelles ; et, en retour, une autonomisation progressive des sciences naturelles vis-à-vis de la métaphysique et de la religion, avec une distanciation croissante entre le créant et le créé, la cause première et les causes secondes.

La première partie est consacrée à Diderot et à d’Holbach, la deuxième aux naturalistes, principalement Charles Bonnet, John Needham et Buffon, et la troisième aux « post-Buffoniens » et à Lamarck. Cette troisième partie correspond à l’achèvement de l’autonomisation des sciences naturelles (avec l’introduction du terme de biologie), qui s’accompagne d’un reflux des interrogations métaphysiques.

Outre cette thématique générale intéressante sur les relations entre métaphysique et sciences du vivant à un moment crucial de l’autonomisation de ces dernières, le lecteur trouvera des analyses particulièrement bien informées sur les conceptions de Diderot, Buffon, Lamarck, et leurs évolutions progressives.

Le livre présente néanmoins quelques défauts. Le premier est d’être d’une lecture parfois difficile, et même, par moments, ennuyeuse, non pas à cause de l’érudition de l’auteur, mais du fait de trop nombreuses répétitions, et de l’absence d’un plan clair.

Le deuxième défaut est un décalage entre l’ambition proclamée – ne pas décrire des œuvres personnelles, mais traquer une généalogie des idées et porter une attention particulière aux processus cognitifs –, et la réalité, qui est une présentation très classique et très subtile de parcours individuels de réflexion. Ce qui, pour nous, est tout à fait satisfaisant. S’il y a un reproche à faire à l’auteur, c’est de vouloir à tout prix et bien inutilement faire rentrer une étude classique dans un costume « à la mode ». De même le déterminisme socio-politique affirmé, dans la tradition marxiste, nous semble peu productif.

Mais le principal reproche est ailleurs : contrairement au titre, l’ouvrage ne parle pas de la naissance de la biologie. Pour qu’il en soit ainsi, il aurait fallu qu’il nous décrive les transformations des sciences de la vie en cette fin de XVIIIe siècle, les expériences de Spallanzani sur la génération spontanée, les découvertes de la régénération de l’hydre et de la parthénogenèse et les pages de Buffon consacrées à la transformation des espèces, du cheval à l’âne, et de l’homme au singe 1.

Cet ouvrage n’est pas un livre sur l’histoire des sciences de la vie, mais sur les prises de position métaphysiques des philosophes, et de quelques naturalistes. L’absence des sciences du vivant masque une réalité qui va en partie à l’encontre de la thèse de l’auteur : les sciences du vivant se sont déjà largement autonomisées de la métaphysique – même si certains de leurs auteurs continuent à échanger des arguments avec les théologiens –, et les choix des naturalistes – accepter ou refuser l’existence de la génération spontanée, admettre ou pas un transformisme limité – sont déjà bien plus des choix scientifiques que le résultat d’une obéissance à des convictions métaphysiques.

Ce peu d’attention aux sciences naturelles de l’époque se conjugue avec une focalisation quasi-exclusive sur la science française, et une ignorance apparente de l’histoire de la pensée biologique. L’influence de Newton est prépondérante ; la notion de « biologie » apparaît d’abord en Allemagne ; et le modèle de la fermentation – il serait sans doute plus juste de parler de métaphore – est déjà présent dans la pensée biologique depuis Aristote. Il est dommage aussi que l’auteur ne parle du vitalisme que dans la troisième partie, et en ne mentionnant qu’un seul auteur, alors que, sous l’une ou l’autre des multiples formes qu’il adopte, il imprègne la pensée de tous les naturalistes du XVIIIe siècle, des encyclopédistes, et en particulier celle de Diderot.

La leçon que nous retiendrons est différente de celle de Pascal Charbonnat. Le matérialisme de Diderot, basé sur l’hétérogénéité des éléments chimiques, ne joue aucun rôle dans l’essor des sciences de la vie. Celles-ci, comme toutes les sciences, se portent bien mieux lorsqu’on ne leur impose aucune métaphysique, quelle qu’elle soit.


L’auteur de cet ouvrage, Pascal Charbonnat, a souhaité réagir


À quelles conditions la critique d’un livre a-t-elle un sens ?

Selon moi, une critique objective dans le domaine des savoirs réside non pas dans l’exposé des déceptions et des attentes du commentateur mais dans un effort pour être attentif à la logique interne d’un texte, qui seul permet de donner du poids à ce qui est relevé comme une lacune ou une réussite.

Dans le même paragraphe, M. Morange m’accuse d’adopter un « costume à la mode », sans dire exactement ce qu’il vise, et finit par rejeter la « présentation socio-historique » faite dans mon livre, étiquetée comme marxiste et sans donner le moindre argument. Mais qu’est-ce que ce « costume » ? Le marxisme imputé ? Sans doute pas pour qui connaît le sort réservé à Marx dans les sciences humaines. Il s’agit en fait de mon approche phylogénique des concepts nullement mentionnée par M. Morange et pourtant au centre de ce livre (amplifiée dans un ouvrage collectif récent intitulé Apparenter la pensée ? avec G. Lecointre et M. Ben Hamed 2).
Comment M. Morange peut-il amalgamer ces deux aspects de mon livre si ce n’est en raison d’une lecture très rapide ? Mon analyse pour restituer l’éco-système des savants (des déterminations économiques aux déterminations culturelles) est distincte de mes hypothèses pour comprendre l’apparentement des concepts qu’ils utilisent. Ces deux facettes de mon travail sont certainement critiquables mais à condition de les désigner clairement et d’en donner des raisons.

M. Morange prétend que le titre de mon livre n’est pas approprié parce qu’il n’y serait pas question de la naissance de la biologie. Là encore, une simple lecture attentive aurait suffi à dissiper cette objection. D’abord, je n’ai jamais écrit que j’allais traiter de la naissance de la biologie tout court mais, comme le titre l’indique par la conjonction « et », des relations entre cette naissance et le matérialisme de philosophes du XVIIIe siècle. Ensuite, dans le dernier chapitre, je traite explicitement de l’apparition du mot « biologie » chez Lamarck, envisagée dans ses rapports phylogéniques avec les concepts de naturalistes antérieurs.

M. Morange attribue un vitalisme à Diderot, certes comme la majorité de l’historiographie, et me reproche de ne pas le faire. Mais à quel moment évoque-t-il mes arguments pour ne plus catégoriser Diderot sous cette étiquette ? Plutôt que la déception de ne pas retrouver dans mon texte les interprétations traditionnelles de Diderot, on peut regretter qu’il n’y ait pas, de la part de M. Morange, discussion des arguments avancés, qui, pourtant, permettent de les revoir ou de les contester.

M. Morange regrette l’absence de traitement de certaines expériences de naturalistes comme Spallanzani et Buffon. Outre le fait que les travaux et les thèses de ces savants sur la génération spontanée sont au cœur de mon livre (chapitre 2), quel sens cela a-t-il de dire à un auteur « il aurait fallu parler de ça » ? Il faudrait plutôt éprouver son système d’intelligibilité pour en tester la validité logique. Mais cette logique propre ne semble pas préoccuper M. Morange qui paraît plutôt vouloir retrouver les lieux communs rassurants de l’historiographie commune.

M. Morange sous-entend, là aussi sans explication, que je tente d’imposer une métaphysique à la biologie. Ma conclusion affirme tout le contraire et montre que certains concepts métaphysiques matérialistes ont participé à la formation d’une biologie indépendante des concepts religieux à la fin du XVIIIe siècle. Mais elle dit également, pour qui veut bien la lire avec exactitude, que ces concepts matérialistes ont disparu du corpus des biologistes au moment même de l’acquisition de l’indépendance. Les savants sont-ils de purs empiristes jamais orientés par aucun parti pris ? Cette note de M. Morange démontre en tout cas que l’historien des sciences ne s’embarrasse pas toujours d’une lecture rigoureuse pour défendre ses présupposés.

Pascal Charbonnat
Deux brefs commentaires de Michel Morange

Ma critique de la phylogénie des concepts n’était pas celle du travail de recherche réalisé : je disais d’ailleurs que je le trouvais tout à fait intéressant. Elle portait plutôt sur la nécessité de faire référence à cette approche phylogénique dans ce travail. Elle ne peut se distinguer des méthodes traditionnelles permettant de suivre le cheminement des pensées et des modèles que lorsque l’on est face à une grande abondance de documents et d’auteurs, et que l’outil informatique peut révéler des liens et des connections difficilement repérables sans lui. Tel n’était pas le cas dans cette étude. De même, pour un historien, faire référence aux déterminations culturelles et économiques est nécessaire, mais n’a rien de révolutionnaire !

Je n’ai peut-être pas suivi assez fidèlement le cheminement de pensée de l’auteur. Mais quand j’ai lu le titre de l’ouvrage « Naissance de la biologie et matérialisme des Lumières » et que j’ai accepté d’en faire une revue, je m’attendais à ce que soit discuté le rôle du matérialisme des Lumières dans la naissance de la biologie. A qui la faute si cette attente, inspirée par le titre, a été déçue ? J’ai trouvé, comme je l’ai dit, des analyses très pertinentes d’écrits de philosophes, et d’écrits philosophiques de naturalistes. Mais les transformations, pendant le XVIIIe siècle, de ce qui allait devenir la biologie n’étaient pas assez précisément décrites pour que soit atteint ce que j’avais cru être l’objectif du livre.

1 Buffon admet une transformation limitée des espèces en d’autres espèces, par « dégénération » (une sorte de dégénérescence réversible). Ainsi, selon lui, l’âne très proche du point de vue anatomique du cheval, serait issu d’un cheval ancestral. Il en est de même pour le singe qui serait issu d’un homme ancestral.

2 Apparenter la pensée ? Vers une phylogénie des concepts savants sous la direction de Pascal Charbonnat, Mahé Ben Hamed et Guillaume Lecointre, Éditions Matériologiques, Collection Sciences & Philosophie, 2014, 284 pages, 14 euros (version numérique pdf : materiologiques.com).