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Pour une approche scientifique de la rationalité politique

Publié en ligne le 27 décembre 2019 - Rationalisme -
Cette chronique propose d’analyser la circulation de l’information scientifique dans les espaces sociaux et numériques contemporains, ainsi que les conditions d’intégration des faits scientifiques dans la décision publique.

L’écart entre les expertises scientifiques et la parole politique en matière de santé, d’environnement ou d’énergie est de plus en plus fréquemment dénoncé par les scientifiques de ces domaines. La situation actuelle est devenue à ce point alarmante que le diagnostic social montre un divorce entre l’état de la science et la décision publique. Nombreux sont ceux qui fustigent l’absence de courage des politiques ou les conséquences de mesures rarement conformes à ce que la connaissance et la technique permettraient. Or, s’il y a bien un combat à mener dans la promotion de la démarche scientifique et sa prise en compte dans la décision publique, il importe de ne pas se tromper de cible.

On sait, au moins depuis la parution de l’ouvrage du sociologue Max Weber, Le savant et le Politique (Plon, 1959), que la visée du politique est incompatible avec celle du savant. Si l’objectif de ce dernier est d’analyser des phénomènes susceptibles de se répéter, d’en déduire des lois et de fabriquer des objets techniques à partir de celles-ci, la rationalité de l’action politique est d’une toute autre nature. Elle se définit par l’obligation de tenir compte des valeurs constitutives de notre société avec la lourde tâche de les hiérarchiser entre elles. Ce partage des rationalités s’accompagne de droits et de devoirs respectifs pour garantir un fonctionnement démocratique.

L’Assemblée constituante danoise de 1849, Constantin Hansen (1804-1880)

Si l’homme d’action n’est pas tenu de privilégier les faits scientifiques au motif de leur universalité, ni de contraindre sa population à aimer les annonces de la science, il ne peut pas en revanche dicter à la science ses controverses ou parler au nom de ses objets d’étude. Raymond Aron le souligne dans la préface du même ouvrage :  « Quand l’État ou un parti […] va jusqu’à arbitrer des controverses qui relèvent de l’expérience ou du raisonnement, il ne suffit pas d’évoquer l’oppression des individus par la collectivité. Il s’agit de l’intervention illégitime d’une collectivité politique dans l’activité d’une collectivité spirituelle. Il s’agit en d’autres termes du totalitarisme, saisi à sa racine même. » En guise d’exemples, l’auteur mentionne les « mathématiques aryennes » et celui d’un État qui s’immisce dans la théorie mendélienne. On se souvient également du pape Jean-Paul II qui revendiquait une approche chrétienne de la connaissance. Que pouvons-nous dire aujourd’hui de « l’écologie politique » ? L’écologie étant à l’origine une discipline scientifique, l’expression laisse dubitatif…

De son côté, l’homme de raison ne peut pas exiger que des mesures concrètes (l’attribution de subventions, de choix technologiques, etc.) soient guidées par les seuls résultats scientifiques parce que les valeurs d’une société sont multiples et contradictoires. Le choix politique est par essence non scientifique. Pour autant, dans une société démocratique, cette liberté décisionnelle n’est pas absolue, elle repose sur la notion d’intérêt général telle que définie par nos démocraties libérales. Aussi, dans certaines circonstances, la prise en compte de la science dans la décision publique peut devenir un impératif moral et politique. C’est ce qu’a récemment illustré le Conseil d’État en validant le principe de l’obligation vaccinale afin de protéger l’ensemble de la population. En effet, sa décision se réfère au 11e alinéa du préambule de la Constitution de 1946 qui « garantit à tous, notamment à l’enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé » et elle mentionne l’article L1411-1 du code de la santé publique : « La Nation définit sa politique de santé afin de garantir le droit à la protection de la santé de chacun » [1].

La séparation historique du savant et du politique constitue donc un garde-fou démocratique. Pourtant, si l’intégration des faits scientifiques dans la décision publique n’a jamais eu un caractère automatique, la situation actuelle est alarmante. L’activité scientifique fait l’objet d’une défiance grandissante et perd son autorité culturelle. Un récent article du Proceedings of the National Academy of Sciences (PNAS) intitulé “Scientific communication in a post-truth society” nous livre des clefs du problème [2]. Les profonds changements structurels de ces dernières décennies intervenus dans l’environnement des médias ont considérablement modifié leur lien avec les politiques publiques. Les auteurs montrent comment des énoncés scientifiques clairement posés sont systématiquement pervertis et mixés à des idéologies implicites lorsqu’ils arrivent dans la sphère publique et politique. Le problème ne relève donc pas de la qualité de l’information scientifique initiale mais de la diffusion généralisée d’informations trompeuses structurées à l’aide d’algorithmes et de messages polémiques en ligne par différents types d’influenceurs. Ce passage d’un régime médiatique traditionnel à un régime numérique accentue la dépendance des hommes politiques à l’information immédiate et sensationnelle. C’est malheureusement à partir de ce carottage qu’ils sont amenés à prendre le pouls de l’opinion publique. Le crédit scientifique à accorder aux indicateurs tels que celui de « l’acceptabilité sociale » est également à interroger [3] dans un contexte où les propos alternatifs prennent le pas sur la bonne réception de l’information. Le problème n’est donc pas la rationalité politique en tant que telle mais les conditions structurelles de son expression.

Pour limiter les effets de la dérégulation du marché de l’information sur la décision publique, il est nécessaire d’analyser scientifiquement ces nouvelles formes de contraintes qui s’exercent sur l’homme politique. Mesurer l’impact des transformations structurelles du champ de l’information scientifique sur les choix politiques est indispensable pour comprendre le processus de décision lorsqu’il est bombardé d’une multitude d’informations inégales en contexte de choix technologiques hautement controversés. Et il s’agit bien là d’un combat de nature scientifique au service de l’intérêt général.

L’auteur remercie l’Agence nationale de la recherche, ComingGen n° ANR 18-CE38-0007-01


Thème : Rationalisme

Mots-clés : Science