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Psychologie de la connerie

Publié en ligne le 5 août 2019
Psychologie de la connerie

Sous la direction de Jean-François Marmion
Éditions Sciences humaines, 2018, 384 pages, 18 €

Un chroniqueur du New York Observer, auteur d’un des trente-deux textes de ce remarquable ouvrage, signale qu’il est avantageux de choisir un titre qui verse dans l’extrême. Un titre comme « Épistémologie de sophismes et de paralogismes », qui correspond parfaitement au contenu, aurait sans doute moins attiré l’attention d’un large public.

En fait, depuis que le philosophe Harry Frankfurt (professeur à l’université Princeton) a publié en 1992 son livre culte On Bullshit, la notion de « bullshit » (en français « connerie »,« baratin », « foutaise ») a donné lieu à un nombre important de recherches et d’ouvrages sérieux. À titre d’exemple, le livre de G. Pennycook et collègues : De la réception et détection du baratin pseudo-profond 1. H. Frankfurt avait eu l’idée de développer ce thème en 1984 pour une conférence à Yale, alors que Jacques Derrida y enseignait et que le département de philosophie devenait un des hauts lieux du baratin.

Ce thème avait déjà été étudié empiriquement par un des plus grands psychologues français, René Zazzo. Celui-ci avait publié en 1983 son enquête « Qu’est-ce que la connerie, Madame ? ». Il avait demandé au personnel d’un grand hôpital parisien de cocher les « cons » dans une liste de 120 noms. Le personnage qui avait rallié le plus de suffrages était un grand patron, bon praticien, particulièrement narcissique. Ce résultat montrait qu’être intelligent n’empêche pas d’apparaître comme un « connard ». En fait, l’intelligence, surtout si elle s’accompagne de l’aisance financière et de la beauté, fait courir le risque de devenir un « connard suffisant », immunisé contre le doute, méprisant.

Jean-François Marmion, rédacteur en chef de l’excellente revue de vulgarisation Le Cercle psy, présente ici un large aperçu des travaux récents sur les processus qui génèrent des erreurs, des illusions, des fadaises, des croyances sans fondement. Il a réussi à convaincre des chercheurs réputés à lui fournir des contributions qui présentent, le plus souvent avec humour, des travaux rigoureux : notamment des neuroscientifiques (le célèbre A. Damasio, S. Dieguez, P. Lemarquis), des psychologues (le célèbre D. Kahneman, L. Bègue, S. Callahan, S. Ciccotti, J. Cottraux, H. Gardner, N. Gauvrit, A. Gopnik, T. Nathan, D. Oudiette), des philosophes (P. Engel, A. James), des sociologues (J.-F. Dortier, F. Jost, E. Morin), des économistes (D. Ariely).

La plupart des auteurs adhèrent à la conception de Frankfurt : le « bullshit » consiste à user de mots sans se soucier de savoir si ce qu’on dit est vrai ou faux. Ce n’est pas le mensonge, qui lui se réfère à la réalité pour la travestir volontairement. Le « bullshitteur » est indifférent à la vérité, il parle comme s’il disait quelque chose d’important alors qu’il ne transmet rien de consistant. Des auditeurs ont le réflexe de chercher le sens de son bavardage de « bel esprit » et deviennent ainsi ses complices. On peut s’étonner que Lacan ne soit ici évoqué qu’une seule fois, très brièvement. Ewa Drozda rapporte qu’il disait, peu d’années avant sa mort :  « La psychanalyse est un remède contre l’ignorance ; elle est sans effet sur la connerie. » 2

Brigitte Axelrad, co-auteur du livre, écrit que  « s’il est peu probable que l’on puisse augmenter son intelligence, on peut apprendre à développer avec méthode son esprit critique. » Cet ouvrage, à mettre dans le plus possible de mains, contribue assurément à développer l’examen rationnel d’énoncés et la vérification méthodique de faits. Notons encore la qualité de la mise en page et l’originalité des illustrations de M. Zut et Marie Dortier.

1 De la réception et détection du baratin pseudo-profond, Zones sensibles, 2016, 80p. Compte rendu sur afis.org

2 Lettre de l’École Freudienne, 1975, 15 :235.