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Recherche scientifique sans connaissance de soi n’est que ruine de la science

Publié en ligne le 9 juillet 2014 - Intégrité scientifique -

L’étude récemment publiée par Gilles-Éric Seralini dans Food and Chemical Toxicology, avant d’en être retirée, a défrayé la chronique, alimenté le buzz sur Internet, dans la presse papier grand public et spécialisée.

Elle a aussi pu susciter des incompréhensions sur les motivations des chercheurs à l’origine de cette publication : comment une équipe de haut niveau peut-elle monter un protocole aussi contesté dans sa capacité à répondre à la question posée, comment une revue aussi reconnue peutelle accepter de publier une étude aussi décriée par les pairs, avant de la retirer ?

L’histoire récente de la recherche scientifique nous apprend que d’autres études ont subi le même sort : celle du Dr Benveniste (1988) dans Nature sur la mémoire de l’eau, l’étude du Dr Wakefield sur le lien entre vaccination ROR et autisme dans Lancet (1988), l’étude sur le clonage d’un embryon humain du Dr Hwang Woo-suk dans Science (2004).

Ces études sont révélatrices de biais affectant la recherche scientifique et l’empêchant de produire des connaissances stables et fiables.

Doit-on simplement se contenter d’invoquer la malhonnêteté de certains, l’incompétence des autres, la science en train de se faire, avec ses incertitudes temporaires ?

Ne serait-il pas envisageable d’apporter un éclairage complémentaire sur ces questions, qui tiendrait compte des découvertes récentes dans le domaine de la psychologie scientifique, des neurosciences et de la biologie évolutive ?
Prendre en compte les biais qui affectent nécessairement l’humain dans son raisonnement ne serait finalement qu’un juste retour des choses : le principal facteur d’erreur dans la production de connaissances scientifiques, c’est le chercheur lui-même... par le fait même de son appartenance à l’espèce homo-sapiens. Citons quelques-uns de ces biais :

Les biais cognitifs

La liste est longue. Biais de raisonnement, de jugement, mnésique, de personnalité...[1] sont susceptibles d’induire des biais dans le travail de recherche scientifique.

Les biais révélés par la psychologie évolutionniste

Des travaux récents ont regroupé tous ces biais cognitifs en une théorie unificatrice, « la théorie argumentative du raisonnement », publiée par Hugo Mercier et Dan Sperber [2]. Cette théorie fait l’hypothèse que les décisions sont le plus souvent prises intuitivement, le raisonnement ne servant qu’à justifier a posteriori pourquoi telle décision a été prise. Le raisonnement n’aurait pas comme fonction première d’améliorer les connaissances, chercher la vérité ou prendre de meilleures décisions, mais à convaincre vos interlocuteurs dans un débat et à débusquer ceux qui tenteraient de vous tromper.

L’utilisation du raisonnement dans le domaine scientifique peut être vue sous cet angle comme une exaptation (l’utilisation d’une fonction initialement sélectionnée par l’évolution pour de tout autres motifs).

La psychologie évolutionniste a aussi son mot à dire dans les conflits d’intérêts : népotisme, recherche de bénéfices financiers, de position honorifique. Tous ces puissants facteurs d’erreurs dans la recherche scientifique sont très largement abordés et théorisés par la psychologie évolutionniste [3].

Les biais révélés par les neurosciences

La place des émotions. Les travaux d’Antonio Damasio [4] sur la place des émotions dans la prise de décisions, en particulier dans les choix complexes, montrent qu’un certain niveau d’émotion est indispensable pour prendre des décisions adaptées, y compris pour les raisonnements en apparence les plus rationnels. En absence d’émotions, le sujet fait des choix erratiques et irrationnels ; si elles sont trop intenses le sujet fait des choix automatiques, réflexes.

La nature de la conscience et du libre arbitre. Depuis les travaux de Benjamin Libet [5] en 1979, il n’est plus possible de considérer la question du libre arbitre, de la conscience et de la prise de décision sous l’angle classique que l’on pourrait résumer de la façon suivante : « je pense et décide consciemment et mon corps exécute. Ou la conscience vue comme conducteur principal de notre comportement moteur et réflexif ».

Une partie de la communauté scientifique considère actuellement la conscience plus comme une instance ultime d’invalidation d’une décision élaborée de façon largement inconsciente. Autrement dit, une partie de nos décisions et comportements seraient élaborés en amont de notre réflexion consciente, celle-ci n’intervenant que pour censurer en dernier recours une action jugée inadaptée ou justifier a posteriori des comportements automatiques.

Il s’agit potentiellement d’une révolution épistémologique : naturaliser les facteurs d’erreurs dans la recherche scientifique pour améliorer la qualité et la fiabilité des connaissances produites. L’utilisation pratique de ces théories très récentes pour améliorer les capacités à produire des connaissances scientifiques n’est actuellement pas validée. Mais le simple fait d’inclure des modules de formation à ces théories dans le cursus des futurs scientifiques pourrait contribuer à l’amélioration de la qualité de la recherche scientifique.

Après avoir invoqué Rabelais pour introduire ce billet, je laisserais à Socrate le mot de la fin : connais-toi toi-même !

Références

1 | Voir le chapitre 4 de la thèse de Richard Monvoisin « Pour une didactique de l’esprit critique » (2007).
2 | « Why do humans reason ? Arguments for an argumentative theory », Behavioral and Brain Sciences (2011) 34, 57-111.
3 | À quoi jouent les primates ? Dario Maestripieri. Éditions de l’Évolution, 2013. Voir la note de lecture
4 | L’erreur de Descartes : La raison des émotions. Antonio R. Damasio. Ed Odile Jacob
5 | Libet B. et al. (1979), "Subjective referral of the timing for a conscious sensory experience", Brain, 102, 193-224.