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Du bon usage du scepticisme en science

L’art pariétal de la grotte d’Altamira

Publié en ligne le 10 décembre 2023 - Esprit critique et zététique -
Extrait de De ongelovige Thomas heeft een punt. Een Hanleiding voor kritisch denken (écrit en néerlandais), Éd. Houtekiet, 2011 (Thomas le sceptique a raison. Un manuel pour penser de façon critique).

Traduction des pages 28 à 31 pour Science et pseudo-sciences faite par Jacques Van Rillaer.

Les intertitres sont de la rédaction de Science et pseudo-sciences.

Les innombrables exemples de la crédulité humaine montrent que nous avons besoin de davantage de scepticisme. Mais parfois la pensée sceptique et critique s’avère excessive, de sorte qu’il nous arrive de rejeter des déclarations correctes. Pour cela, il est très instructif d’étudier des exemples historiques. Ainsi Don Marcelino Sanz de Sautuola ne fut cru par personne lorsqu’il publia en 1880, avec le professeur Juan Vilanova y Piera de l’université de Madrid, un texte dans lequel il annonçait avoir découvert des dessins et des peintures dans une grotte à Altamira (nord de l’Espagne).

La découverte des peintures de la grotte d’Altamira

De Sautuola était un archéologue amateur, propriétaire du terrain où se trouvait la grotte. En 1878, il avait visité l’Exposition universelle de Paris et avait alors été fasciné par une exposition d’outils préhistoriques trouvés en France. À son retour, il se mit à explorer les grottes de la région dans l’espoir de découvrir des traces de présence humaine à l’époque préhistorique. Il avait déjà exploré la grotte d’Altamira, mais n’avait rien trouvé de particulier. En novembre 1879, il renouvela sa visite. Son attention se dirigeait sur le sol : peut-être s’y trouvait-il des outils, des haches ou des perles. Sa fille Maria, âgée de douze ans, l’accompagnait. À un moment, elle regarda vers le plafond et vit des dessins de bisons. Lorsque de Sautuola regarda la scène, il fut abasourdi. Sur une longueur d’une vingtaine de mètres étaient peints plusieurs bisons, presque grandeur nature, incroyablement expressifs et détaillés. De Sautuola déclara par la suite qu’il avait ri de l’absurdité de la situation : ce qu’il espérait trouver était juste au-dessus de sa tête tandis qu’il regardait vers le sol. Mais il fut aussi profondément ému par la qualité artistique de ce qu’il voyait. Gregory Curtis, dans un beau livre sur l’art préhistorique [1], écrit : « Ce jour-là de novembre 1879, où Marcelino Sanz de Sautuola resta sans voix sous le plafond peint de la grotte d’Altamira, ce fut, pour autant que nous sachions, la première fois qu’un artiste de l’âge de pierre bouleversa une personne moderne. »

Une authenticité contestée

De Sautuola a supposé, avec raison, que les peintures étaient vieilles de milliers d’années et qu’elles étaient donc plus que probablement le travail de gens de l’ère glaciaire, des gens qui avaient également fabriqué les objets qu’il avait vus à Paris. Il obtint un certain succès en Espagne, mais son article scientifique co-écrit avec Vilanova y Piera (1821-1893) fut immédiatement dénigré par un groupe d’experts français. En particulier, Gabriel de Mortillet (1821-1898), anthropologue réputé et spécialiste des fabrications préhistoriques, critiqua violemment la thèse des auteurs. Au cours du congrès international d’anthropologie et d’archéologie de la Préhistoire, tenu à Lisbonne en 1880, ceux-ci furent carrément ridiculisés. Vilanova y Piera fit une conférence et montra des dessins de quelques peintures. Le public fut manifestement sceptique. Le jeune mais respecté archéologue français Émile Cartailhac (1845-1921) quitta la conférence en prenant un air indigné.

Reproduction des bisons de la grotte d’Altamira, Museo del Mamut (Barcelone)

En raison des qualités artistiques extraordinaires des œuvres d’art d’Altamira et de l’état exceptionnel de conservation, de Sautuola fut même accusé de falsification : il aurait chargé un artiste de réaliser les peintures. On ne pouvait croire que des Hommes de l’âge de pierre aient réalisé ces œuvres d’art. Vilanova y Piera invita Cartailhac à venir à Altamira pour voir lui-même la grotte et les peintures. Celui-ci refusa, mais il envoya un ami ingénieur pour visiter la grotte et faire un rapport. L’ingénieur confirma l’opinion de Cartailhac : les peintures étaient manifestement fausses.

Les principaux arguments étaient les suivants.

  • Les œuvres d’art étaient d’une qualité telle qu’elles ne pouvaient manifestement pas être authentiques. Cette affirmation tenait au préjugé de la plupart des archéologues que l’évolution biologique, anatomique et mentale de l’Homme se reflète dans l’évolution culturelle. Les peuples primitifs fabriquaient des objets primitifs, les peuples plus avancés dans l’évolution fabriquaient des objets plus modernes (il y avait cependant des exemples authentifiés de figurines préhistoriques d’une qualité similaire).
  • On a également prétendu que les animaux peints n’étaient pas anatomiquement corrects (mais cette opinion reposait sur le fait qu’il s’agissait de vaches plutôt que d’une espèce de bisons disparue).
  • Enfin, on ne trouvait aucune trace de torches ou d’objets pour l’éclairage faisant soupçonner l’usage de pinceaux modernes. Cette objection était pertinente et n’a pu être réfutée scientifiquement que plus tard.

La critique radicale de Cartailhac et d’autres était également en rapport avec les débats de l’époque. Une rumeur s’était répandue selon laquelle les œuvres d’art d’Altamira avaient été truquées à dessein pour pouvoir se moquer par la suite des partisans de la théorie de l’évolution. La découverte aurait en effet fourni une preuve supplémentaire de l’origine ancienne de l’Homme. Lorsque la supercherie serait rendue publique, les évolutionnistes auraient été bien embarrassés.

Une autre explication, qui avait reçu une certaine adhésion, était que les peintures étaient l’œuvre de soldats romains ; encore une autre, qu’il s’agissait d’une réalisation d’« Hommes des cavernes celtiques ».

Changement d’avis de la communauté scientifique

Ce n’est qu’au début du XXe siècle, quand d’autres peintures, indiscutablement préhistoriques, furent découvertes dans plusieurs grottes en France et en Espagne, que la communauté scientifique changea d’avis. La certitude sur l’âge fut obtenue par la découverte de grottes dont l’entrée était fermée depuis très longtemps. Les rochers qui obstruaient les grottes contenaient des matériaux paléolithiques. Entre-temps, d’autres œuvres d’art et une lampe paléolithique avaient été retrouvées à Altamira.

Émile Cartailhac, qui avait été un des critiques les plus sévères de de Sautuola et Velanova y Piera visita plusieurs grottes, fit lui-même quelques découvertes préhistoriques et, finalement, examina la grotte d’Altamira. Il raconta en 1902 sa « conversion » dans un article sur Altamira paru dans la revue L’Anthropologie et soustitré : « Mea culpa d’un sceptique » [2]. Il a reconnu les erreurs que lui et ses collègues avaient commises et a confirmé l’origine préhistorique des œuvres d’art d’Altamira. À ce moment-là, de Sautuola était décédé depuis quatorze ans. Il est mort amer, prématurément. Il avait fait découvrir au monde l’art pariétal préhistorique et on l’avait tenu pour un menteur et un faussaire. En utilisant des techniques de datation modernes, il a été établi que de Sautuola et Piera étaient en effet sur la bonne voie. Les peintures ont été réalisées dans une période remontant entre onze et dix-neuf mille ans en arrière.

Les raisons d’un mea culpa

Que penser du retournement de Cartailhac ? On peut estimer que son rejet initial de l’authenticité d’Altamira montre un côté dogmatique de la science. Il est vrai que les experts ont tendance à s’en tenir à leurs opinions face à des faits qui bousculent leurs connaissances. Toutefois, Cartailhac a fini par admettre que de Sautuola avait raison et il a changé complètement d’avis. L’histoire illustre donc le caractère auto-correcteur de la science. Si Cartailhac n’avait pas changé d’avis lui-même, ses collègues, en particulier des plus jeunes, n’auraient pas manqué de lui donner tort.

Les avis divergent sur les motivations de Cartailhac. Certains l’admirent pour avoir admis qu’il s’était trompé, tandis que d’autres soulignent que la reconnaissance de son erreur est venue beaucoup trop tard et qu’elle était peut-être un calcul destiné à montrer son « amour de la vérité » et son « objectivité ». Quoi qu’il en soit, il a radicalement changé d’avis. Il a consacré le reste de sa carrière scientifique à stimuler la recherche sur l’art préhistorique.

Références


1 | Curtis G, The Cave Painters. Probing the mysteries of the world’s first artists, Knopf, 2006.
2 | Cartailhac E, « Mea culpa d’un sceptique », L’Anthropologie, 1902, 13 :348-54.

Mea culpa d’un sceptique


« Il faut s’incliner devant la réalité d’un fait, et je dois, pour ce qui me concerne, faire amende honorable à M. de Sautuola.

Il n’est pas jusqu’à la vue de la belle planche dont nous donnons ici un fac-similé, qui ne soit une révélation du style préhistorique que j’ai eu le tort de méconnaître. Et quant à ces formes étranges qui étonnaient à juste titre M. Harlé et dont il nous rapportait des figures précises (nous reproduisons une d’elles avec le regret de ne pouvoir la donner en couleur), elles continuent à nous étonner, mais qu’importe ! Nous sommes aujourd’hui plus habitués aux surprises dans le domaine de notre archéologie préhistorique. Notre jeunesse croyait tout savoir, mais les découvertes de MM. Daleau, Rivière, Capitan et Breuil, et surtout les admirables fouilles et les collections artistiques de M. Piette nous montrent que notre science, comme les autres, écrit une histoire qui ne sera jamais terminée, mais dont l’intérêt augmente sans cesse. »

Émile Cartailhac

Publié dans le n° 345 de la revue


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Les auteurs

Johan Braeckman

Professeur de philosophie à l’université de Gand. Il est rédacteur en chef du magazine Wonder en is gheen Wonder (Le (…)

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Maarten Boudry

Philosophe et enseignant à l’université de Gand.

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