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Posséder la science

Publié en ligne le 24 avril 2021
Posséder la science

La propriété scientifique au temps du capitalisme industriel

Gabriel Galvez-Behar

Éditions de l’EHESS, 2020, 335 pages, 25 €

L’image dominante des savants dans le grand public est, de nos jours encore, celle de personnages déconnectés de la vie quotidienne, qui consacrent leur vie à l’avancement des connaissances, sans trop se soucier d’argent ni de considérations bassement matérielles. La plupart des biographies des grands savants reconduisent constamment cette image fondée sur l’idée du « génie solitaire », image que les chercheurs eux-mêmes affectionnent souvent et que l’annonce annuelle des prix Nobel vient renforcer.

Contre cette idée d’une « science pure » et d’une « communauté scientifique » autonome et peu soucieuse du monde social et économique qui l’entoure, l’historien Gabriel Galvez-Behar, spécialiste d’histoire de l’invention et de l’innovation, nous offre un portrait plus réaliste des liens qui se sont tissés entre science et industrie du début du XIXe siècle à la veille de la Seconde Guerre mondiale. En prenant pour objet les brevets obtenus par les scientifiques et l’évolution des lois sur la propriété intellectuelle, il met justement en relation le monde économique et celui de la recherche scientifique et ce, en France, en Angleterre et aux États-Unis, avec quelques incursions en Allemagne.

Une manière efficace de démonter le mythe du savant désintéressé est de rappeler que même les grandes figures de l’histoire des sciences, comme Justus von Liebig en Allemagne, Louis Pasteur en France et William Thomson (Lord Kelvin) en Angleterre, ont tous obtenu des brevets et étaient parfaitement conscients de la valeur économique de leurs découvertes. Ils ont défendu non seulement leur « propriété scientifique », à savoir leur priorité de découverte qui leur apportait un certain « capital symbolique » de reconnaissance, comme le dit Pierre Bourdieu 1, mais également leur « propriété intellectuelle » qui pouvait leur assurer un retour économique dans le capitalisme industriel alors en plein développement.

Pour ne pas donner l’impression que ces trois études de cas sont anecdotiques, l’auteur fournit aussi des données sur le nombre de brevets obtenus par les membres de l’Académie des sciences de Paris. Sur les 275 membres élus entre 1795 et 1883, seulement 24 ont des brevets et ils se concentrent dans les classes de chimie, mécanique et physique générale. Cette proportion augmente au cours de la période allant de 1883 à 1914 et 16 académiciens sur 75 obtiennent des brevets. Enfin, pour ceux élus entre 1914 et 1940, c’est le tiers des académiciens qui ont obtenu des brevets.

Et pour montrer que même la recherche en temps de guerre ne fait pas perdre de vue les futures applications industrielles possibles, l’auteur analyse en détail les discussions entre la France et l’Angleterre entourant l’obtention de brevets par Paul Langevin, Ernest Rutherford (Britannique) et Robert W. Boyle (Canadien) pour la mise au point de méthodes de détection des sous-marins, qui peuvent aussi servir plus largement à la localisation d’obstacles sous-marins. Il rappelle aussi les nombreux brevets sur l’énergie atomique obtenus entre mai 1939 et mai 1940 par Hans von Alban, Frédéric Joliot et Lew Kowarski aussitôt après leur publication dans la revue Nature en mars 1939, annonçant que la fission de l’uranium libère des neutrons. Ils ont évidemment prévu les applications potentielles, pour la production d’énergie, des réactions en chaîne rendues possibles par la fission des atomes.

Bien sûr, tous les domaines de recherche ne se prêtent pas au même titre à ces possibilités d’applications industrielles et c’est sans surprise en chimie, en médecine (avec les vaccins) et en physique que les opportunités se multiplient au gré des découvertes.

Cet ouvrage est, à mon avis, appelé à devenir une référence essentielle pour toute personne qui veut avoir une image réaliste des activités des chercheurs durant la période d’institutionnalisation de la recherche scientifique au sein des universités entre le milieu du XIXe siècle et la fin des années 1930. On y voit les chercheurs défendre leurs droits de propriété scientifique et intellectuelle, car il n’y a en effet aucune raison de penser que les scientifiques – essentiellement des hommes durant cette période – étaient alors moins conscients que n’importe qui de la valeur économique potentielle de leurs découvertes.

La suite attendue de cet ouvrage couvrirait avec profit la période des Trente Glorieuses (1945-1975) qui voit une croissance exponentielle des budgets et du nombre de chercheurs. On sait que depuis les années 1980, ce qui était jusque-là un aspect minoritaire du chercheur-entrepreneur va acquérir une légitimité beaucoup plus grande. On peut en effet penser que la multiplication des « start-up » ne reflète pas seulement une possibilité accrue d’applications industrielles ou d’accès à du capital de risque mais aussi les plus faibles chances d’obtenir un poste universitaire, la production de docteurs dépassant largement les postes universitaires disponibles, particulièrement dans le domaine biomédical. L’intérêt pour les brevets passe alors du niveau individuel à un niveau institutionnel. En effet, confrontées à une baisse relative des investissements universitaires publics, les institutions pensent pouvoir augmenter leurs budgets par les recettes éventuelles – et, sauf exceptions, minimes en fait – de brevets pris en leur nom ou en lien avec leurs chercheurs. Cette tendance à breveter se veut également un signal social dans le sens où l’université répond, elle aussi, aux nouveaux discours mettant en avant « l’innovation ».

En somme, ce volume rappelle utilement que la « tour d’ivoire » dans laquelle les chercheurs s’activeraient sans se soucier de la vie sociale et économique n’a en fait jamais vraiment existé.

1 Bourdieu P, Science de la science et réflexivité, Raisons d’agir, 2001.

Publié dans le n° 338 de la revue


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Auteur de la note

Yves Gingras

Yves Gingras est professeur d’histoire et de sociologie (…)

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