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Destinées improbables Le hasard

Publié en ligne le 13 février 2022
Destinées improbables
Le hasard, la nécessité et l’avenir de l’évolution
Jonathan B. Losos
La Découverte, 2021, 368 pages, 24 €

Jonathan B. Losos est herpétologue, ce qui ne fait pas de lui un expert des maladies virales qui provoquent des boutons, mais plutôt un biologiste qui consacre sa vie à l’étude des êtres « rampants », reptiles et amphibiens. L’étude minutieuse des différenciations au sein des populations d’anoles, ces lézards caribéens dont il est spécialiste, l’a conduit à réfléchir à la théorie darwinienne de l’évolution et, notamment, à la vision qu’en proposait le paléontologue Stephen Jay Gould. Aussi impressionné fût-il par la lecture de La Vie est belle, publié en 1989, J. B. Losos avait quand même le sentiment que ses propres recherches sur les anoles étaient incompatibles avec les thèses du livre sur un point précis : « Gould m’avait convaincu que l’évolution ne pouvait pas se répéter, pourtant mes propres recherches montraient le contraire. Gould avait-il tort, ou mes propres travaux étaient-ils l’exception qui confirmait la règle ? » La question posée dans Destinées improbables est en fait celle des « convergences adaptatives », le phénomène par lequel « des espèces vivant dans des environnements semblables développent des caractéristiques similaires en réponse aux mêmes pressions sélectives dont elles font l’objet ». Le livre a pour ambition de présenter au grand public les travaux récents qui font pencher la balance vers un « caractère prévisible de l’évolution », fondé sur l’ampleur de ces convergences adaptatives. Et ce, quitte à remettre en cause la règle énoncée par S. J. Gould selon laquelle si l’on pouvait refaire mille fois le chemin de l’évolution, les résultats obtenus seraient toujours différents, puisque chaque variation infime peut en provoquer ensuite de plus grandes encore. Cette remise en cause, initiée à partir de 1998 par le paléontologue Simon Conway Morris, entre autres, a été nourrie des progrès de la génétique : ceux-ci ont permis de comprendre que des similarités anatomiques entre des espèces différentes « n’étaient pas dues à un ancêtre commun mais qu’elles sont le résultat de dérivations indépendantes ». Au cours de la dernière décennie, on a ainsi pu comprendre que le caféier, le cacaoyer et le théier se sont mis chacun de leur côté à produire la molécule de la caféine, alors que sur un arbre phylogénétique le caféier est un plus proche parent de la tomate qu’il ne l’est de ses illustres cousins éloignés pourvoyeurs des goûters que l’on aime. La démonstration est équilibrée et tout un chapitre est, par exemple, consacré à relativiser le phénomène de la convergence adaptative, qui n’est pas présenté comme universel, mais plutôt, somme toute, tout à fait courant.

Le livre montre comment la biologie évolutive n’est plus seulement une science « historique », mais bien une science expérimentale et la deuxième partie présente les expériences qui sont menées en milieu (plus ou moins) naturel. Un petit poisson de l’île de Trinidad, le guppy, est devenu le héros de toute une série d’expériences qui éclairent les mécanismes de l’évolution, aussi bien du point de vue des caractères physiques que du comportement. L’auteur immerge le lecteur dans l’histoire de ces expériences et nous présente les scientifiques qui les ont réalisées, mais aussi les problèmes – méthodologiques ou éthiques – qu’ils se sont posés. La dernière partie relate des expériences en laboratoire, certes moins réalistes et moins picaresques que celles réalisées sur le terrain mais qui permettent de mieux contrôler les paramètres soumis à l’investigation. Le lecteur constate que la théorie de l’évolution peut être testée et confirmée par l’expérience, et il le fait en plongeant dans la science en train de se faire. L’auteur ne nous dit pas seulement ce que l’on sait, mais aussi comment on l’a su, et la présentation des études réalisées montre l’importance de la mise au point du protocole, pour éviter erreurs de raisonnement et absence de signification des résultats. Finalement, après presque un siècle d’évolution séparée, on a l’impression d’assister ici à une fusion entre la recherche naturaliste de terrain et la biologie moléculaire de laboratoire, réconciliées par les nouveaux défis de la perspective évolutionniste.

Le livre est écrit à la première personne et l’auteur se fonde régulièrement sur sa propre expérience de naturaliste, qu’il met abondamment en scène sous forme de récit. Le style est léger, des situations drôles ou insolites sont mises en avant, et l’ensemble est abondamment illustré de très jolis dessins au crayon. Toutefois, avec ce type de procédés, quand il s’agit de faire comprendre l’évolution en général et les convergences évolutives en particulier, le risque est grand de céder à une forme de finalisme dans l’expression, qui personnifierait la sélection naturelle et lui prêterait des intentions ou une sorte de plan. L’écueil n’est pas toujours évité, par exemple lorsqu’à propos de la partie de l’humanité qui peut digérer le lait à l’âge adulte, il est dit : « Les vaches représentaient une source potentielle de lait. Afin de pouvoir profiter de ce don de la nature, la sélection naturelle trouva rapidement une solution en favorisant les mutations génétiques qui maintenaient actif le gène responsable de la production de la lactase. » Plus loin, on peut aussi s’étonner du fait que, forte tête, « la sélection naturelle ne se laisse pas faire » – pour un peu, on s’attendrait à ce que dans l’épisode suivant elle contre-attaque ! Néanmoins, J. B. Losos prend soin de contenir ces dérives possibles dans l’esprit du lecteur et précise par exemple : « Rappelez-vous que la sélection naturelle n’est pas prévoyante ; elle ne favorise pas une mutation en prévision de son utilité future. »

Publié dans le n° 340 de la revue


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Auteur de la note

Yann Kindo

Yann Kindo est enseignant en histoire-géographie. Il est (…)

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