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La vraie nature de la bête humaine

Publié en ligne le 8 octobre 2021
La vraie nature de la bête humaine

Carnet d’un biologiste

Cyrille Barrette
Éditions Multimondes, 2020, 318 pages, 22 €

Le géologue sait la puissance du temps, même s’il lui est encore difficile d’identifier, derrière des phénomènes quotidiens d’érosion et de sédimentation, la marque d’une déformation géologique qui prend son temps, et dont il ne sait localiser tous les sites actifs du moment. Le biologiste, lui, laisse au public l’impression que le temps est immuable, que l’équilibre de la nature est à corriger des excès humains en cours, et qu’ainsi tout fonctionnera mieux. C’est tout au moins l’image qu’en livrent un certain nombre de médias. C’est l’ambiance de Paul et Virginie et d’autres romans développant une vision angélique du monde « naturel ». Il aura fallu les propositions audacieuses de Georges Cuvier (1769-1832) pour élaborer la méthode dite de l’« anatomie comparée » et décrire une série logique de formes fossiles se succédant d’une couche à l’autre, c’est-à-dire dans le temps. Il entrouvrait ainsi la porte vers le concept d’évolution des espèces que, pour sa part, il refusa de franchir. Peut-être effrayé des perspectives ainsi dégagées, il eut recours au Deus ex machina de catastrophes successives pour rendre compte de ce qu’il comprenait. Nourri de patientes observations in situ, Charles Darwin (1809-1882) constata les multiples interactions entre le vivant et son milieu, et proposa d’en tirer une relation de causalités réciproques dans une vision qualifiée aujourd’hui de systémique. En sortit l’idée que l’espèce transcende l’individu. Par effet de cumul sur une population, l’évolution continuelle d’une génération à la suivante construit une résultante qui donne l’impression d’une adaptation permanente de l’espèce à son milieu de vie, sans que le mécanisme intime en soit explicité. Au XXe siècle, la multiplication des connaissances et des moyens de recherche, humains et financiers, a conduit, dans le sillage de la découverte de la molécule d’ADN par James Watson et Francis Crick, divers biologistes et biochimistes à expliciter le codage génétique. Les notions d’ARN et d’ADN, même floues, sont maintenant connues de tout un chacun et ne sont plus réservées aux scientifiques initiés.

C’est à ce niveau que Cyrille Barrette, éthologue, fait un point d’étape. Dans un ouvrage mûrement réfléchi, et avec humour, il expose en vingt chapitres courts comment les effets de la contingence et de la sélection naturelle ont conduit l’espèce humaine à se différencier. Fervent lecteur de Darwin, il va plus loin en suggérant que la transmission du patrimoine génétique transcende même la pérennité de l’espèce. L’auteur, en bon pédagogue, n’a pas peur de répéter son propos, en variant la manière, afin de faciliter l’assimilation par le lecteur. Utilisant la méthode de l’anatomie comparée, il analyse les éléments qui lui semblent spécifiques de notre « nature humaine » et en décrypte les traces héritées de notre « nature animale ». Les seize premiers chapitres s’appliquent à démontrer comment certains caractères souvent qualifiés de strictement humains s’expriment déjà dans l’évolution ontologique animale. Ces caractères sont physiques, mais sont aussi des concepts, des comportements psychologiques. L’auteur n’hésite pas à livrer les réflexions que lui inspire l’évolution observée dans les générations successives de sa propre famille. Il en vient à constater que l’humain a parfois conservé des traits qui, chez certains taxons, ont continué à évoluer. Ainsi certains traits peuvent apparaître paradoxaux. Par exemple, le profil du jeune bonobo est plus proche de celui de l’Homme moderne qu’il ne l’est de celui de l’adulte de son espèce. L’auteur en tire argument pour contrer la conception ancienne selon laquelle l’humain serait l’aboutissement de l’évolution. Le chapitre 17 résume, de façon saisissante, la distance entre « les deux natures de la bête humaine », qu’illustre, par exemple, la déconnexion entre le sexe et la procréation. L’écart entre l’animal et l’humain ne joue pas que sur la physiologie mais aussi sur le comportement. Le chapitre 18 rend compte du succès des croyances par rapport à la science par le caractère inné de la crédulité, qui fait le charme de l’enfance, qui favorise les apprentissages, mais qui devient dangereuse ensuite si la raison ne parvient à la canaliser. Puis l’auteur suggère que l’intelligence primaire, issue de la sélection naturelle, s’est complétée d’une intelligence secondaire constituée de tous les faits culturels conçus et réalisés grâce à l’acquisition du langage chez les hominidés. Pour terminer, C. Barrette propose son modèle : il qualifie d’intelligence supérieure la capacité récente de notre cerveau à prendre conscience des interactions néfastes entre ce qu’il a désigné comme intelligences primaire (l’inné) et secondaire (l’acquis). Il conclut par une conviction optimiste sur la pérennité de la transmission génétique, sans présumer des formes que ce patrimoine revêtira. Pour le plaisir : si le géologue peut se risquer à positionner des continents l’un par rapport à l’autre dans un million d’années, le biologiste n’ose s’aventurer sur le type humain qui les peuplera.