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Les illusions de la mémoire

Publié en ligne le 27 septembre 2009 - Cerveau et cognition -

Conférence donnée à l’Université Dufour, à Genève, le 1er septembre 2009.

C’est dans le cycle des conférences destinées à célébrer le 450e anniversaire de l’Université de Genève, que prenait place la conférence d’Elizabeth Loftus, « Les illusions de la mémoire ». Les Grandes Conférences du 450e ont choisi de se consacrer aux trois questions les plus graves qui se posent à l’homme :

  • Qui sommes-nous ? Elizabeth Loftus et la mémoire humaine (1er septembre)
  • Où sommes-nous ? Stephen Hawking et l’astrophysique (15 septembre)
  • Que sommes-nous ? Craig Venter et le génome humain (13 octobre)

Une des meilleures expertes américaines de la mémoire

Psychologue et professeur à l’Université de Californie à Irvine (UCI), auteur d’une vingtaine de livres et de plus de 400 publications scientifiques, Elizabeth Loftus est reconnue comme l’une des meilleures expertes américaines de la mémoire. Impliquant plus de 20 000 participants, ses travaux ont permis de révéler la malléabilité de la mémoire humaine. Elle a démontré par ses expériences et celle de son équipe de chercheurs que le témoignage qui s’appuie sur la vision d’évènements est souvent peu fiable, et que de faux souvenirs durables et parfois définitifs peuvent être provoqués par de simples suggestions, chez près d’un quart des individus. Elle est intervenue en tant qu’experte dans plus de 200 procès aux États-Unis.

Où il est question du premier souvenir d’enfance de Jean Piaget

Mardi 1er septembre, la conférence d’Elizabeth Loftus avait lieu dans l’auditorium Jean Piaget, à l’Université Dufour de Genève. On n’aurait pu imaginer lieu plus adéquat pour parler des illusions de la mémoire et des faux souvenirs. C’est ce que ne manqua pas de souligner Mme Annick de Ribaupierre, vice-rectrice de l’Université Dufour, en présentant Elizabeth Loftus à son auditoire. En effet, Jean Piaget, pionnier en matière de psychologie, connu pour ses travaux sur le développement de l’intelligence chez l’enfant, raconta son premier souvenir dont il ne douta pas jusqu’au jour où, à sa grande surprise, il se révéla faux. Son premier souvenir d’enfance était la tentative d’enlèvement dont il croyait avoir fait l’objet à l’âge de deux ans. Entre autres détails de l’événement, il se rappelait être assis dans son landau pendant que sa gardienne luttait contre le kidnappeur et se faisait griffer au visage, jusqu’à ce qu’un gendarme portant une courte cape se lance à la poursuite du malfaiteur, sa matraque blanche à la main. L’histoire avait été corroborée par la gardienne, la famille de Jean Piaget et d’autres personnes qui l’avaient entendue. Jean Piaget était convaincu qu’il se souvenait de l’événement, il était capable d’en donner tous les détails… alors qu’il n’avait finalement jamais eu lieu. Treize ans après la prétendue tentative d’enlèvement, la gardienne avait écrit aux parents de Jean Piaget pour avouer qu’elle avait tout inventé.

Bien plus tard, Jean Piaget écrivait : « J’ai donc dû entendre comme enfant le récit des faits auxquels mes parents croyaient, et l’ai projeté dans le passé sous la forme d’un souvenir visuel, qui est donc un souvenir de souvenir, mais faux ! Beaucoup de vrais souvenirs sont sans doute du même ordre. » En effet, beaucoup de souvenirs considérés comme fidèles ne sont souvent que des reconstructions imaginaires du passé.

Divers cas de jugements

Elizabeth Loftus évoque tout d’abord les cas de jugements concernant des personnes qui ont passé cinq à dix ans en prison, en raison d’accusations erronées fondées sur de faux souvenirs. La preuve de leur innocence a été apportée par des analyses ADN. Elle dit avoir répertorié plus de 200 cas de cette nature aux États-Unis.

Elle évoque ensuite les accusations fondées sur la « mémoire refoulée », et notamment le « cas Ramona ». Holly Ramona est une jeune fille de 18 ans qui, au cours d’une psychothérapie, accusa son père devant les tribunaux de l’avoir violée pendant plus de dix ans. Ce cas, pour lequel Elizabeth Loftus fut citée comme témoin, devint exemplaire des faux souvenirs retrouvés en thérapie, car le père, (vigneron réputé en Californie), retourna l’accusation contre la thérapeute, et gagna son procès.

Regard sur deux paradigmes de la mémoire

Elizabeth Loftus expose ensuite deux paradigmes de la mémoire sur lesquels elle a travaillé.

Le premier paradigme est celui de la désinformation (« Misinformation Paradigm »).

C’est le cas lorsqu’on expose les gens à une information fausse post-événementielle. Pour illustrer ce paradigme, Elizabeth Loftus se livre à une expérience en temps réel avec l’auditoire. Dans un premier temps, elle présente une succession de 9 photos de visages masculins. Dans un deuxième temps, elle présente à nouveau des visages en demandant à l’auditoire de dire si oui ou non ces visages ont été présentés auparavant. Une des photos a été modifiée par superposition d’un visage précédent et d’une expression nouvelle. 50% de l’auditoire ont prétendu reconnaître ce visage, alors qu’il a été modifié. Elle démontre ainsi combien il est facile de générer un faux souvenir, en faisant une simple manipulation sur les visages présentés.

Le deuxième paradigme est celui des « faux souvenirs enrichis » (« Rich False Memories » ou encore « souvenirs autobiographiques vrais dans lesquels on a introduit des souvenirs faux, certains vraisemblables, d’autres invraisemblables »).

Alors qu’aucun évènement ne s’est produit, le sujet testé est soumis à une suggestion concernant son passé. L’expérimentation est beaucoup plus difficile. En effet, induire des faux souvenirs concernant notamment un abus sexuel est contraire à l’éthique de la recherche, parce que pouvant porter préjudice à autrui. Elizabeth Loftus a donc cherché d’autres façons de valider ce paradigme. L’expérimentateur recueille auprès de la famille le récit des évènements véridiques, qui se sont réellement produits dans l’enfance du sujet, puis y ajoute un évènement inventé, et lui raconte l’ensemble de l’histoire ainsi enrichie. Lorsque, plusieurs mois plus tard, on leur demande de raconter leurs souvenirs, 34 % des sujets intègrent à leur récit l’évènement inventé. Ce sont les expériences telles que : « Perdu dans un centre commercial », « Avoir renversé un verre de punch sur la robe de la mariée », « Avoir été attaqué par un animal », « Avoir serré la main de Bugs Bunny lors d’une visite à Disneyland », alors que Bugs, le lapin facétieux, (« Eh, what’s up, doc ? »), est un personnage du concurrent Warner Brothers et qu’il est donc peu probable de le croiser sur le site de Disney ! Mais plus de 60 % des personnes testées se rappellent ainsi avoir serré la main de Bugs Bunny à Disneyland, 50 %, l’avoir serré dans leurs bras, 69% lui avoir touché l’oreille, et un seul l’avoir vu tenir une carotte. L’expérience : « Avoir été léché par Pluto » ne manque pas non plus de sel. Après avoir nié l’évènement au départ, 30% affirment en avoir le souvenir et refusent d’acheter les gadgets à l’effigie de Pluto ! Les souvenirs peuvent être encore plus facilement déformés à l’aide de représentations visuelles, telles que les images. Notamment dans l’expérience Wade-Gary, on insère une photo du sujet enfant avec un membre de sa famille dans celle d’une montgolfière en vol. Par la suite, la moitié des sujets sont persuadés d’avoir fait ce vol en ballon et racontent ce « souvenir » avec quantité de détails. Plus incroyable encore, Elizabeth Loftus réussit à persuader 13% des sujets d’« avoir fait une demande en mariage à un distributeur de Pepsi Cola, en s’agenouillant devant lui » !

Des formes de manipulation qui favorisent les faux souvenirs

Elizabeth Loftus cite ensuite les techniques de manipulation qui favorisent les faux souvenirs : visualisation guidée, interprétation des rêves, exposition aux récits de souvenirs des autres, information erronée et photographies truquées. Elle souligne que nous utilisons les détails sensoriels comme des indices de la réalité des souvenirs. Nous croyons ainsi que plus nos souvenirs comportent de détails sensoriels forts et plus ils sont vrais, alors même qu’ils peuvent être inventés.

Elizabeth Loftus s’est engagée scientifiquement contre les faux souvenirs d’abus sexuels induits par les psychothérapies de la mémoire retrouvée, et contre les thérapeutes qui conduisent des enfants adultes à accuser leurs parents des pires sévices, après avoir retrouvé des « souvenirs enfouis ». Elle a pris une part prépondérante dans ce qu’on appelle la « guerre des souvenirs ». Elle fut obligée de quitter l’Université de Washington en raison de la polémique autour de ses travaux. Il y a plus de dix ans, elle a publié The Myth of Repressed Memory, false memories and allegations of sexual abuse (1994). Aujourd’hui, elle continue ses recherches en revendiquant le qualificatif de sceptique et dit : « Mon travail qui consiste à étudier la mémoire a fait de moi une sceptique ».

* * *

Élizabeth Loftus présente ensuite ses travaux sur les conséquences des faux souvenirs dans la vie courante. Par exemple, elle raconte comment elle a réussi à tromper Alan Alda, animateur de Scientific American Frontiers, en lui faisant croire qu’il n’aimait pas manger des œufs durs, parce qu’il en avait trop mangé dans son enfance, et en était tombé malade. Alda avait reçu une semaine avant son arrivée à l’UCI un résumé de son histoire personnelle dans lequel on avait intégré cette anecdote. Pendant le lunch avec les membres du laboratoire de Loftus, Alda a refusé de manger des œufs durs, scène qui a été filmée et diffusée devant des millions de téléspectateurs !

Suggérer de faux souvenirs pour aider à mieux vivre pourrait-il être légitime ?

Élizabeth Loftus se demande alors s’il serait légitime d’utiliser la suggestion de faux souvenirs dans le domaine de la vie courante, tels que le mode d’alimentation, la consommation d’aliments gras, la consommation d’alcool, etc., qui sont à l’origine de l’obésité ou d’addictions. Elle cite l’une des dernières expériences menée en 2008 avec Cara Laney et son équipe, « Asparagus, a love story » (les asperges, une histoire d’amour), ou comment s’alimenter mieux grâce à un faux souvenir. Les enfants détestent souvent le goût de certains aliments tels que les choux de Bruxelles ou les asperges. En persuadant les étudiants testés qu’ils adoraient les asperges dans leur enfance contrairement à ce qu’ils avaient prétendu au départ, l’expérience leur a donné non seulement le goût pour les asperges mais encore l’envie d’en manger le plus souvent possible et même de les payer beaucoup plus cher à l’épicerie !

Élizabeth Loftus pose la question de savoir s’il est plus contraire à l’éthique d’utiliser ces techniques par exemple pour aider des enfants obèses à acquérir la maîtrise de leur alimentation, que de leur raconter l’histoire du Père Noël ou de la Fée des dents (chez nous c’est la petite souris) ?

Au fil de l’exposé d’Elizabeth Loftus, on ressent que la fragilité de la mémoire humaine et sa perméabilité à la manipulation mises en évidence par ses travaux pourraient, si nous ne sommes pas très vigilants, nous mener vers une société telle que l’a décrite Georges Orwell dans 1984 : celle d’une humanité facilement conditionnable et manipulable, à qui l’on aura greffé de nouveaux souvenirs et une nouvelle mémoire.

* * *

En fin de compte, pourquoi les expériences d’Elizabeth Loftus sur la fausse mémoire marchent-elles aussi bien ? Il semble que ce soit parce qu’une majorité des individus est convaincue que les évènements de l’enfance, qu’ils soient réels ou imaginaires, conditionnent inexorablement toute la vie de l’adulte.

Un seul regret toutefois : Elizabeth Loftus n’a malheureusement pas pu apporter de réponse rassurante à notre question de savoir s’il existe des travaux pour déconditionner quelqu’un qui a été manipulé pour générer des faux souvenirs. Pourtant dans le cas des faux souvenirs induits par une thérapie, savoir comment une personne peut parvenir à en sortir et pourquoi certains en sortent d’eux-mêmes alors que la majorité n’en sort jamais, serait précieux. Il existe en effet aux États-Unis des patients appelés « retractors » qui, après être sortis de leur thérapie, prennent conscience d’avoir été manipulés, reviennent sur leurs accusations, écrivent leur histoire et même parfois font un procès à leur thérapeute. C’est le cas par exemple de Sheri Storm (Cerveau &Psycho, n°27, mai-juin 2008). Mais quel est le processus mental qui a provoqué cette prise de conscience ?

À l’issue de la conférence, j’ai eu un bref entretien avec Elizabeth Loftus au cours duquel je lui ai parlé de l’extension du phénomène des faux souvenirs retrouvés en thérapie en France, et je l’ai remerciée pour son travail. Entretien complété quelques jours plus tard, voir ici.

B. A.


Les enregistrements (vidéo et audio) de cette conférence sont accessibles sur le site www.unige.ch.


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L' auteur

Brigitte Axelrad

Professeur honoraire de philosophie et psychosociologie. Membre du comité de rédaction de Science et (...)

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